Patrick Lagacé, journaliste à La Presse, a été surveillé pendant six mois dans le cadre d’une enquête sur un policier avec qui il était en contact. Les médias et les politiques n'ont pas tardé à réagir à cette atteinte à la liberté de la presse.
L’affaire a éclaté lundi 31 octobre dans le quotidien montréalais La Presse : un chroniqueur du journal, Patrick Lagacé, a fait l’objet d’une surveillance électronique via son iPhone par la police de Montréal dans le cadre d’une enquête sur d’autres policiers. Pendant six mois, le téléphone du journaliste a été mis sous écoute et géolocalisé par les policiers qui avaient des doutes sur la probité d’un de leurs collègues qui était justement en contact avec le journaliste. Le tout avec la bénédiction de la justice, car une juge a délivré les 24 mandats de surveillance.
Tollé dans les salles de rédaction
Indignation du journaliste Patrick Lagacé, mais aussi de son journal La Presse, et tollé au sein de l’ensemble de la communauté journalistique québécoise : pourquoi espionner ainsi un journaliste ? Comment assurer la protection des sources journalistiques si on est espionné ? Comment garantir la liberté de presse avec de telles pratiques ?
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Cette opération constitue une attaque sans équivoque contre l’institution qu’est La Presse et contre toute la profession journalistique » s’est indigné Éric Trottier, vice-président à l’information de La Presse.
Le concert de protestation est rapidement sorti des salles de rédaction pour trouver un écho au sein de l’Assemblée nationale du Québec, où des ministres du gouvernement de Philippe Couillard ont exprimé leurs inquiétudes, et à la Chambre des Communes à Ottawa. «
Je suis troublée par les révélations d’aujourd’hui » a avoué la ministre canadienne du Patrimoine Mélanie Joly.
« Je me sens vivifié »
Le principal intéressé était sur toutes les tribunes lundi. Dans sa chronique publiée ce mardi, il écrit :
«
Sans être expert du droit des médias, j’ai tout de suite anticipé ce qui s’est confirmé par la suite : la police qui obtient le droit d’espionner un journaliste de la sorte, c’est du jamais-vu au Canada ».
Patrick Lagacé se dit vivifié par toute cette histoire dans le sens qu’elle est la preuve, selon lui, que le journaliste doit plus que jamais continuer de faire son métier. Et il encourage ses sources, et celles de ses collègues, à continuer de se confier à eux. Parce que sans ses sources, difficile de déterrer des scandales, malversations et autres pratiques douteuses.
« La police doit faire son travail »
Lors d’une conférence de presse où l’ambiance était morose, le directeur de la police de Montréal a tenté de justifier cette surveillance électronique du journaliste Patrick Lagacé. «
C’est un cas exceptionnel mais toutes les règles ont été suivies et la police doit faire son travail » a déclaré Philippe Pichet qui n’a pas voulu préciser si oui ou non d’autres journalistes avaient fait ou faisaient encore l’objet de surveillance. Le syndicat des policiers réclame maintenant sa démission et les partis d’opposition du Québec s’interrogent sur sa légitimité. Philippe Pichet a précisé qu’il entendait rester à son poste.
« Les élus doivent passer aux actes »
Dans une
lettre rédigée en commun à l’initiative du quotidien La Presse, les dirigeants des 10 plus importantes salles de rédaction du Québec (La Presse, Le Devoir, La Gazette, la Société Radio-Canada, le réseau TVA, CTV, La Presse canadienne etc.) demandent aux élus de prendre les mesures législatives nécessaires pour protéger les sources journalistiques, le travail d’enquête et la liberté de presse.
Ils suggèrent ainsi de rendre plus contraignante la procédure que les policiers doivent suivre pour obtenir un mandat de surveillance contre un journaliste. Et ils exigent de savoir quels autres journalistes ont été surveillés par la police et lesquels le sont encore. «
C’est la protection des sources de tous les journalistes qui est en cause, a déclaré Michel Cormier, le directeur général de l’information de la Société Radio-Canada.
Si les gens qui nous parlent ne savent pas si la conversation est écoutée, comment peuvent-ils être en confiance ? C’est fondamental ce qui est en cause. J’espère que le fait d’avoir une réaction aussi unanime de chefs de nouvelles sera une prise de conscience par les autorités. J’espère qu’elles verront qu’unanimement, on trouve cela inacceptable et que ça aura un effet ».
Éric Trottier, éditeur adjoint de La Presse, renchérit : «
Pour nous, le cas de Patrick Lagacé, ça a été la goutte qui a fait déborder le vase. Au final, des sources vont se taire au lieu de venir nous voir et de se brûler ». Le quotidien étudie actuellement de possibles recours judiciaires pour la police de Montréal. «
On a des journalistes qui ont été suivis, perquisitionnés, ajoute Dany Doucet, vice-président information du groupe media QMI qui comprend le Journal de Montréal.
Mais de là à faire l’objet d’une surveillance à distance, c’est une limite qui a été dépassée. Il y a un cumul d’incidents importants au Québec, et je crois plus que jamais qu’il faut défendre la liberté de presse ».
L’ordinateur d’un journaliste du quotidien Le Journal de Montréal a récemment été saisi par la police, deux autres journalistes du quotidien La Presse ont fait l’objet d’une filature par la Gendarmerie royale du Canada, et là, cette surveillance électronique… autant d’incidents qui alertent la communauté journalistique québécoise, dont le travail d’enquête de plusieurs de ses membres a justement permis de révéler toutes sortes de scandales ces dernières années (qu’on pense juste à la fameuse Commission Charbonneau, mise en place dans la foulée des enquêtes de journalistes de Radio-Canada sur la corruption et la collusion au sein de l’industrie de la construction au Québec).
Réaction rapide du gouvernement du Québec
Le premier ministre Philippe Couillard, qui estime que tout ce qui se passe actuellement est grave, a rapidement réagi aux demandes des directeurs des organes de presse. Il va mettre en place un groupe d’experts qui aura pour tâche de soumettre des recommandations d’ici le printemps prochain au gouvernement dans l’optique de l’adoption d’une loi sur la protection des sources journalistiques. Ce comité sera composé d’un policier et d’un journaliste, sous la direction d’un juge.
Quiconque voudra dorénavant surveiller un journaliste devra présenter une requête auprès du Directeur des poursuites criminelles et pénales, le mandat sera ainsi plus difficile à obtenir. Enfin le gouvernement s’engage à revoir le mode de fonctionnement des corps policiers de la province, de Montréal et de Québec quant à la surveillance des journalistes.
Même dans les sociétés démocratiques , comme au Canada ou en France, la liberté de presse est parfois remise en cause et ce principe de base qui est justement l’un des piliers de la démocratie doit être défendu sans compromis.