Fil d'Ariane
Le 5 février 1962 l’Algérie devient un pays indépendant après huit années de combats d'une rare brutalité. L'histoire des trois dernières décennies de l'Algérie a été en grande partie marquée par l'instabilité avec la guerre entre groupes terroristes et le régime militaire dans les années 90 et le mouvement pro-démocratie du Hirak à partir de 2019. Une partie de la société reste encore mobilisée pour obtenir enfin des élections démocratiques dans le pays. Quel bilan de ces 60 années d'indépendance ? Entretien avec la journaliste franco-algérienne Samira Houari-Laplatte.
TV5MONDE : En 1962, l’Algérie accède à l’indépendance. Soixante ans après, en 2022, quel est le bilan ?
Samira Houari-Laplatte : Aujourd’hui on voit bien qu’il y a une partie de la société qui pousse et qui se bat pour pour que l’Algérie ait un avenir radieux. On l’a vu dès 2019 avec le mouvement du Hirak. Mais ces mouvements de mobilisation font face à plusieurs freins : le pouvoir de l’armée et la religion. Aujourd’hui, je crois aussi que le pouvoir algérien doit rester vigilant. Je pense qu’il a intérêt à négocier, à écouter le peuple. Les dinosaures, les mastodontes du FLN sont en train de tous disparaître. Il faut que les nouvelles générations prennent en main leur destin et le destin de leur pays.
TV5MONDE : Après 1962, qui dirige l’Algérie ?
Samira Houari-Laplatte : Depuis la déclaration de l’Indépendance de l’Algérie, l’armée est le premier pouvoir en Algérie. Parmi les tous premiers présidents de l’Algérie libre, par exemple, on trouve le général Houari Boumédiène, au pouvoir dès 1965. À partir de cette date et depuis que l’armée a accédé au pouvoir, elle n’a pas été du côté du peuple mais à la tête du pouvoir politique. Aujourd’hui encore et depuis soixante ans, c’est l’armée qui fait et défait les hommes politiques. J’en parlais ce matin encore avec mon fils âgé de 22 ans.
L'Algérie indépendante en quelques dates
Le 5 juillet 1962, l'Algérie proclame son indépendance, après 132 ans de colonisation française et une guerre de libération de près de huit ans.
Le 19 juin 1965, le président Ben Bella est renversé lors d'un coup d'Etat par son ministre de la Défense, le colonel Houari Boumédiène.
En octobre 1988, après un été ponctué par des grèves et des pénuries, des émeutes éclatent à Alger, puis s'étendent à d'autres villes. En juin 1990, le Front islamique du Salut (FIS), dirigé par Abassi Madani, rafle la plupart des conseils municipaux et régionaux aux premières élections locales pluralistes. L'état de siège est proclamé en juin 1991.
La guerre civile (1992-2002) fera officiellement plusieurs dizaines de milliers de morts, dont de nombreux civils, victimes d'attentats ou de massacres à grande échelle imputés aux groupes islamistes. Le 22 février 2019, des manifestations massives débutent contre un 5e mandat d'Abdelaziz Bouteflika, très affaibli depuis un AVC en 2013. Le 2 avril 2019 , il démissionne sous la pression de l'armée et du mouvement de contestation populaire inédit ("Hirak").
TV5MONDE : Comment la société algérienne d’aujourd’hui perçoit le pouvoir militaire ?
S. H-L : Ça fait soixante ans que ça dure. C’est un fait établi. Ces dernières années, il y a un courant pro démocratique qui s’est distingué et les nouvelles générations s’en sont emparées.
TV5MONDE : Selon vous, comment ces nouvelles générations peuvent-elles procéder pour faire évoluer la société algérienne ?
S. H-L : S’il doit y avoir un renouveau démocratique en Algérie, et je pense que c’est ce qu’on l’on souhaite tous, il doit déjà passer par la case des femmes. Les droits de la femme en Algérie doivent évoluer. C’est une évidence : il ne peut pas y avoir de mouvement démocratique si le Code de la famille est toujours là, si les droits des femmes sont spoliés. Il ne peut y avoir de démocratie en Algérie qu’à partir du moment où les droits des femmes sont égaux à ceux des hommes.
TV5MONDE : Comment les droits des femmes peuvent-ils émerger aujourd’hui en Algérie ?
S. H-L : Par l’abolition du code de la Famille. Il consiste à placer la femme en situation inférieure, en situation de soumission vis-à-vis de l’homme. Leurs droits n’en sont pas, par exemple lors du divorce ou pour la garde des enfants. En Algérie, les premières féministes sont celles qui ont libéré le pays. Celles qui ont mis des bombes dans les coussins dans les années 50 et au plus fort de la bataille d’Alger. Ce sont celles qui ont vendu leurs bijoux pour reconstruire l’Algérie…
TV5MONDE : Selon vous, comment ces générations doivent procéder ?
S. H-L : S’il doit y avoir un renouveau démocratique en Algérie, et je pense que c’est ce qu’on l’on souhaite tous, il doit déjà passer par la case des femmes. Les droits de la femme en Algérie doivent évoluer. C’est une évidence : il ne peut pas y avoir de mouvement démocratique si le Code de la famille est toujours là, si les droits des femmes sont spoliés. Il ne peut y avoir de démocratie en Algérie qu’à partir du moment où les droits des femmes sont égaux à ceux des hommes.
TV5MONDE : Soixante ans après son accession à l’Indépendance, l’Algérie a encore de nombreux défis à relever pour devenir une démocratie totale ? Quels sont-ils ?
S. H-L : D’abord, je pense que la démocratie ne peut exister que si le pouvoir politique est séparé de la religion. Au-delà du droit des femmes, je pense que le pouvoir algérien devrait s'inspirer de la Tunisie. Ce pays l’a fait pour des raisons politiques mais on peut observer que la Tunisie l’a plutôt bien fait. En Algérie, je vois bien que la question travaille, à savoir “est-ce qu’on garde la religion comme ancrage des lois” ? Ou “est-ce qu’on peut se dire que la religion n’a rien à faire ni à voir dans la vie politique” ?
TV5MONDE : Peut-on par exemple imaginer un fonctionnement sur le modèle français de séparation des pouvoirs ?
S. H-L : Je ne pense pas qu’on puisse parler d’un “modèle français”, mais plutôt d’un “modèle universel” où la religion est parfaitement séparée des lois du pays.
TV5MONDE : Et cela passerait forcément par une réforme de la Constitution ?
S. H-L : Absolument. Après l’indépendance, dès 1962 -1963, les religieux ont eu la mainmise sur la Constitution. En 1965 aussi.
TV5MONDE : En 2019 lors du "Hirak" et des manifestations, le peuple algérien - et notamment les femmes - a voulu se faire entendre. Certains ont fait des corrélations entre ce mouvement pro démocratie et les lendemains de l’Indépendance obtenue en 1962.
S. H-L : Oui. Il y a de vrais liens entre le "Hirak" et 1962. Je pense que ce qu’il faut retenir c’est que déjà, en 1962, c’est le peuple qui a libéré l’Algérie. C’est important parce qu’en 2019, lors du Hirak, le slogan “c’est le peuple qui libère le pays” créé au moment de l’indépendance a été repris. Pendant le "Hirak", la chanson “Libérez le pays” a été reprise et traduite en français, en arabe, en berbère…
TV5MONDE : Plus de cinquante ans après l’indépendance, le "Hirak" a été un moment de révolte pour la démocratie. Comment s’est-il installé dans la population algérienne ?
S. H-L : Il y a eu plusieurs temps sur le “Hirak”. Il y a eu un mouvement de mobilisation populaire : c’est le peuple qui est descendu dans la rue. Dans ce même mouvement sont venus se greffer des intellectuels, quelques politiques qui étaient opposés au cinquième mandat de Bouteflika. Et très vite, le mouvement est devenu féministe. Les femmes se sont levées. Elles portaient des valeurs militantes. C'était un moment fort, qui a traversé les frontières de l'Algérie. Ça a résonné en Tunisie, en Egypte.
TV5MONDE : En réponse, la répression militaire vis-à-vis du Hirak a été extrêmement forte. Des manifestants ont été emprisonnés. Peut-on parler d’un échec du "Hirak" ?
Pour moi, il n’y a pas eu de coup d’arrêt du Hirak. Pour le ressentir et pour en discuter souvent, je sais qu’à n’importe quel moment ça peut ressurgir. Aujourd’hui, l’Algérie elle est bouillonnante, et dans le bon sens du terme. Elle est bouillonnante dans sa capacité à rebondir, dans sa créativité artistique, intellectuelle… Elle est émergente.
TV5MONDE : Qu’est devenu le "Hirak" ? Où sont passées ses figures phares ?
À la chute de Bouteflika, qui n’a pas été réélu, le mouvement s’est prolongé. Parce que même lorsque Tebboune est arrivé, après une élection où plus de 70 ou 80% des électeurs, je crois, ne se sont pas déplacés pour aller voter, ça a continué. Le "Hirak" n’a pas juste été un mouvement d’espoir pour les jeunes. Il l’a été pour toute l’Algérie. Les vieux, les jeunes, les tout petits. Pour toutes les générations qui composent l’Algérie. Celle qui est née pendant la décennie sanglante, celle qui a œuvré pour obtenir l’indépendance.
TV5MONDE : Soixante-ans après, considérez-vous qu’il y a encore une méconnaissance de cette histoire ?
S. H-L : J’ai trouvé que le président français Emmanuel Macron a étécourageux en 2017 lorsqu’il a parlé de la colonisation de la France en Algérie et qu’il a dit qu’il s’agissait de crimes contre l’humanité. Je pense qu’il faut bien sûr passer par cette reconnaissance pour avancer. C’est symbolique mais à partir du moment où on dit que la colonisation est un crime contre l’humanité, c’est une reconnaissance. Pour ceux qui l’ont vécu, ceux qui ont souffert, du côté des Algériens, comme du côté des pieds noirs ou des Français, à partir du moment où on reconnaît la souffrance des uns et des autres, on peut guérir, on peut se soigner, on peut avancer. On peut libérer la mémoire et la parole. C’est ce qu’il y a de plus important. Il faut poursuivre le travail de reconnaissance des souffrances.