Quel est ce "Kurdistan irakien" qui réclame son indépendance?

Les Kurdes d'Irak étaient appelés à voter ce 25 septembre pour ou contre leur indépendance, à l'occasion d'un referendum non reconnu par Bagdad ni par la communauté internationale. Traditionnellement rebelles au pouvoir central, ils ont acquis à la faveur des derniers conflits du Golfe et d'Irak une autonomie presque totale.
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Erbil
Le bazar d'Erbil, le 24 septembre 2017
(AP Photo/Balint Szlanko)
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C'est une région montagneuse du nord de l'Irak, frontalière de la Turquie, de la Syrie et de l'Iran, grande comme environ deux fois la Suisse. Elle est peuplée de près de 5 millions de Kurdes. Le sixième, à peine, d'un Kurdistan imaginaire qui comprend plus de trente millions d'âmes réparties à travers six pays (1), sans compter d'importantes diasporas. La seule, pourtant, à avoir conquis, au fil de son histoire, une autonomie réelle qui veut aujourd'hui devenir souveraineté.

Kurdistan
En jaune, les principales répartitions des populations kurdes.
En orange, le "Kurdistan irakien"
(Infographie Martine Bruneau)


 
Présents dans la région depuis l'Antiquité, réputés turbulents et guerriers auprès de leurs dominateurs - qui les emploient à l'occasion comme mercenaires, ainsi lors du génocide arménien de 1915 – les Kurdes, dans leur longue histoire et malgré mille mutations territoriales, n'ont jamais eu de véritable État. Un sentiment national se développe pourtant au XXème siècle, avec le remodelage de la région et la disparition de l'Empire ottoman.

Les perdants des indépendances

Le Traité de Sèvres (1920) leur promet un pays comprenant l'Est de l'Anatolie (dans l'actuelle Turquie) et la région de Mossoul (dans l'actuel Irak). La venue au pouvoir de Mustafa Kemal en Turquie fait reculer les alliés et s'évanouir le rêve. Dans le royaume d'Irak reconstitué sous tutelle britannique, la population kurde (alors évaluée à 15 % du total), en rébellion chronique, obtient certaines prérogatives, dont l'usage officiel de la sa langue.

Le coup d’État militaire qui renverse la monarchie en 1958 est bien accueilli des Kurdes. L'article 2 de la Constitution décrit l'Irak comme « partie intégrante de la nation arabe » ; l'article 3 précise que « les Arabes et les Kurdes sont associés dans cette nation » (irakienne) où leurs « droits nationaux » sont garantis. Reconnaissantes, leurs milices aident le nouveau régime à écraser un soulèvement panarabe nassérien à Mossoul (1959). Les Kurdes d'Irak connaissent alors un moment faste. Leurs journaux prospèrent et leur partis, autorisés, s'installent. Le principal : le Parti démocratique du Kurdistan (P.D.K.) de Mustafa Barzani.

La situation, pourtant, se dégrade vite. Les promesses d'autonomie ne sont pas respectées. Fin 1961, l'insurrection éclate. Les combattants kurdes appelés « peshmergas » (« ceux qui vont au devant de la mort ») forment une petite armée disciplinée et redoutable qui repousse les offensives gouvernementales. A la faveur des soubresauts de l’État irakien miné par de nouveaux coups d’État – le Parti baas y prend le pouvoir en 1963 - le PDK devient maître de fait d'un territoire abritant plus d'un million d'habitants.

Les règnes de Saddam

 
Saddam
Portrait de Saddam Hussein, dans les années 90
(AP Photo/Enric Marti)
En 1970 est signé un accord entre le nouveau maître de Bagdad, Saddam Hussein, et Mustafa Barzani reconnaissant le caractère binational de l'Irak, les Arabes partageant le pouvoir avec les Kurdes. Ces derniers auront la vice-présidence de la République. Leur langue est reconnue dans l'administration. Les Peshmergas conservent leur structure en attendant leur intégration dans l'armée irakienne.

Une victoire inespérée à un détail près : l'accord ne sera jamais respecté. Les concessions ne sont pas appliquées. Le régime de Bagdad tente au contraire de développer un peuplement arabe dans des zones kurdes. Barzani échappe à une tentative d'assassinat.

Une nouvelle insurrection s'ensuit, d'ampleur et d'armement de part et d'autre bien supérieurs aux précédentes. Elle s'achève par une défaite kurde en 1975, malgré un soutien iranien. Des centaines de milliers de civils et combattants se réfugient en Iran, dont Barzani lui-même qui décédera en exil quatre ans plus tard.

Exilé pour sa part en Syrie et opposé depuis des années à Barzani, Jalal Talabani fonde alors l'Union  patriotique du Kurdistan (U.P.K.), d'inspiration initiale plus gauchisante que le PDK. Elle deviendra durablement la deuxième composante politique – souvent adverse - d'une résistance kurde minée par les luttes fratricides.

La guerre Iran-Irak des années 1980 vient alors faire passer au second plan le sort des Kurdes, qui n'en sont pas moins victimes à la fois du conflit et d'une féroce répression de Bagdad.
Halabja
A Halabja, les tombes des victimes du bombartement chimique de 1987
(AP Photo/Yahya Ahmed)


En 1988, l'opération Anfal – supposée éradiquer le problème kurde et ultérieurement qualifiée de génocide -  aboutit à la mort de près de 180 000  civils kurdes. Le bombardement chimique de la localité d'Halabja par l'armée de Saddam Hussein – allié de l'occident, France incluse, contre l'Iran - a un retentissement considérable.

En 1991, la première guerre du Golfe oppose Saddam Hussein à une coalition occidentale dirigée par les Etats-Unis. Alors que le souvenir de l'opération Anfal reste vif dans le monde, les Kurdes saisissent l'occasion de la débâcle irakienne pour reconquérir une nouvelle autonomie. Affaiblie, Bagdad tente de l'empêcher mais l'instauration d'une « no flight area » (interdiction de survol) sur leur territoire revient à une protection occidentale et onusienne.
 

A l'ombre de l'occident

Une autonomie de fait s'installe alors, qui ne sera plus vraiment remise en cause mais se raffermira d'année en année. Elle survit à une guerre interne qui oppose UPK et PDK entre 1994 et 1997.

Elle s'approfondit en 2003 avec la seconde guerre du Golfe qui provoque la chute finale du régime de Saddam Hussein. Les Kurdes sont alors activement alliés aux Américains. Ils en récoltent le fruit : une reconnaissance de la région du Kurdistan, légalisée par la Constitution irakienne de 2005.

Longtemps diplomatiquement tue pour ne pas encourir les foudres des puissances voisines (Turquie, surtout, mais aussi Iran ou Syrie), l'aspiration à l'indépendance émerge progressivement. La guerre venue dévaster les deux pays voisins et donner un rôle de premier plan aux forces kurdes alliées à la coalition occidentale contre Daech vient en renforcer l'idée.

 
Barza
Massoud Barzani en 2010, Président de la Région Kurde d'Irak et fils du leader historique Mustafa Barzani
(AP Photo/Karim Kadim)
Zone de paix paradoxale depuis une vingtaine d'années, le « pays » a développé son administration, son enseignement, son économie.  Malgré un appauvrissement récent lié à la chute des cours du pétrole – sa principale ressource – le niveau de développement de la région est supérieur à celui du reste de l'Irak

Le divorce culturel est un fait et les habitants de Souleymanieh ou Erbil – qui ne parlent généralement pas  l'arabe – vivent sur une autre planète que leurs « compatriotes » de Bagdad.

D'indépendance, pourtant, ses voisins – Iran et surtout Turquie - ne veulent pas entendre parler. Malgré leur bienveillance à l'égard du fidèle allié, ses protecteurs occidentaux, à ce jour, y demeurent rétifs. Crainte d'ouvrir une boîte de Pandore dans une partie du monde qui n'en a pas besoin pour connaître les maux de l'humanité : quatre pays au moins sont confrontés à une minorité kurde à propension séparatiste ; les diasporas même sont explosives.

A l'exception des plus prévisibles, les réactions internationales, pourtant, sont restées relativement mesurées à l'égard du référendum de ce 25 septembre. Celui-ci, il est vrai, n'est que consultatif et n'aura pas d'effet opérationnel. Son organisation unilatérale n'en rompt pas moins un tabou. Les dirigeants kurdes, à cet égard, ont sans doute d'abord voulu franchir un pas. L’État kurde tant désiré est encore loin mais son idée déjà plus familière.

(1) Iran, Irak, Turquie, Syrie. Dans une moindre mesure Arménie, Azerbaijan.