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Une journée pour répondre à cette grave question est-elle suffisante ? Probablement pas ! Mais les échanges furent nourris dans le grand amphithéâtre Bettencourt de l'Institut de France à Paris. Le 15 novembre, d'éminentes personnalités francophones se sont réunies pour en débattre. Tous unanimes : il n'y a pas une langue pour penser la science, mais plusieurs !
L’idée selon laquelle pour être compétitif il faille nécessairement parler et écrire en anglais semble être admise très largement. Pierre Tapie l’affirmait en 2013, quand il était directeur de l’Essec et de la Conférence des grandes écoles : "La France doit avoir l'humilité de comprendre que la majorité du monde ne parle pas en français. Si la France veut garder sa place dans la formation des élites mondiales, elle doit évoluer sur ce sujet". On était alors en pleine polémique au sujet de la loi Fioraso, qui donnait la possibilité aux établissements d’enseignement supérieur de proposer des cours en langues étrangères.
L’anglais n’est pas un gage d’excellence. C’est le point de vue que presque tout(e)s les chercheuses, chercheurs, professeur(e)s ont pu exprimer lors du colloque « Pour des sciences en français et en d’autres langues » organisé le 15 novembre par la Délégation à la langue française à l’Institut de France. Une journée pour parler d’une question capitale, celle de la place de la langue française dans le monde de la recherche.
Il y a quelques mois, une centaine de chercheurs et enseignants francophones avaient publié une tribune dans Le Monde pour dénoncer le fait que dans le classement des revues scientifiques établi par le CNRS, aucune n’est en langue française. Pour être répertorié et classé, il faut publier en anglais. Aujourd’hui, les universités françaises proposent des masters enseignés en anglais. C’est même, selon elles, une garantie pour attirer des étudiants étrangers, qui payent des droits de scolarité plus élevés que les Français.
La philosophe Barbara Cassin dans son discours d’introduction évoque avec émotion le fonctionnement de la Cour européenne de justice du Luxembourg. La langue de travail est le français. L’arrêt est traduit dans les 24 langues officielles de l’Union généralement le jour même. C’est une énorme machine, dit-elle, et qui marche, pour un coût pas si énorme que cela :
Mais à Bruxelles tout le monde communique en anglais ! Elle déplore ces situations absurdes où des Français vont donc parler à des experts français, y compris à l’ANR (l’Agence nationale de la recherche), leur propre agence, pour des financements français, en « globish» . Le globish, le mot honni que tout le monde avait à la bouche. Il désigne cet anglais «globalisé» réduit à 1500 mots et que tout le monde peut comprendre.
Comme il n’y a pas une façon de parler le français, il n’y a pas une façon de parler la science (et de la penser).
C’est pour cela que le titre de ce colloque parle de sciences en français et en d’autres langues. Un des thèmes abordés concerne justement le plurilinguisme dans la recherche : les sciences se pensent-elles dans une langue ?
Pour le mathématicien Laurent Lafforgue, médaille Fields en 2002, c’est évidemment non. Il a rappelé que juste après la guerre, alors que la France était exsangue et que seules cinq thèses étaient publiées chaque année, elle était dominante dans le champ de la recherche mathématique. Il déplore qu’on n’utilise plus la langue de Pascal et de Lagrange pour publier. Il a recueilli un tonnerre d’applaudissements.
Partageant la même table ronde que lui, l’astrophysicienne Françoise Combes se veut plus nuancée. Elle fait la distinction entre la langue comme vecteur de communication et comme vecteur de transmission. Pour elle, il ne fait pas de doutes qu’il faut enseigner dans sa langue maternelle. Mais dans son champ d’études qui est mondialisé, l’anglais est une sorte d’esperanto qui permet de communiquer entre chercheurs. Elle ne conçoit cependant pas qu’un professeur soit obligé d’enseigner en anglais.
Elle souligne qu’il existe aussi un troisième niveau de langage, celui de la vulgarisation, afin que le plus grand nombre puisse accéder aux résultats de la recherche.
François Grin, président de la Délégation à la langue française de Suisse romande, et économiste des langues à l’Université de Genève, pense qu’il faut démonter les clichés nombreux comme :
Pour François Grin, une formation universitaire véritablement ouverte et internationale est nécessairement plurilingue. Et cela ne sera possible qu’avec une législation contraignante.
Seule voix discordante au tableau, celle de la représentante du ministère français de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MISRE), Sandrine Crouzet. Elle a exposé les mesures que le ministère met en place pour favoriser un plus grand nombre de masters enseignés en anglais. La volonté du président Macron, dit-elle, est de favoriser l’internationalisation et la francophonie, un “en même temps” qui a été cité plusieurs fois, avec une pointe d’ironie par d’autres illustres participants du colloque.
Pour rendre l’offre des universités françaises attractive, le MISRE met notamment en place des financements pour aider les personnels des universités à mieux accueillir les étudiants étrangers et leur permettre de réussir.
La vice-rectrice associée à la langue française et à la Francophonie de l’Université de Montréal, Monique Cormier, explique quant à elle que le français fait partie de son identité. A Montréal il existe deux autres universités, anglophones, et son université a fait le choix d’enseigner en français car c’est là qu’elle était la meilleure.
Elle insiste sur la mise en place d’une politique offensive : création du vice-rectorat à la langue française, et en 2018 inscription dans leur charte du caractère francophone de l’université, la “francisation” en devient un volet vital. L’université de Montréal est d’ailleurs classée dans les 200 premières meilleures universités sur 10 000 du fameux classement de Shanghaï.
Natalie Kübler, linguiste et professeure à l’Université Paris Diderot exprimait le même crédo. Pour elle il est absurde de proposer 90% de masters en anglais. Au nom de quoi demander à un professeur français d’enseigner en anglais à des étudiants dont le niveau d’anglais à leur sortie du lycée est de toute façon insuffisant. C’est en plus rajouter un obstacle à la réussite de jeunes issus de classes sociales qui n’auront pas pu se permettre des cours de mise à niveau ou des séjours à l’étranger. Mais le plus grand risque est celui d’une uniformisation de la pensée scientifique.
Un chercheur camerounais, le professeur Yap Boum II, spécialiste d’Ebola, expliquait pourquoi il s’est battu pour que les résultats de sa recherche soient publiés en français dans la célèbre revue médicale anglaise « The Lancet ». Dans le centre de recherche où il travaille, il y a plusieurs nationalités. Chacun parle sa langue. En Ouganda ce sera l’anglais, au Niger ce sera le français, mais il faut aussi traduire en wolof et en lingala afin que les acteurs sur le terrain puissent se servir des résultats de la recherche. Il rappelle qu’il ne sera pas possible de former tous les chercheurs africains à l’anglais donc il faut obtenir que les articles soient au moins résumés dans la langue du terrain où la recherche a été effectuée.
Comme disait la Canadienne Esther Gaudreau de l'Acfas : "Tout au cours de la journée, le colloque a mis en exergue l'importance de se frotter aux langues des autres. Je pense que c'est ce qui créé une richesse, même si au delà de cela, on peut concevoir qu'il existe une langue commune, qui est actuellement l'anglais, pour permettre aux chercheurs du monde entier de communiquer ensemble".
Que signifie promouvoir un espace scientifique francophone si ce n’est garantir une liberté de penser les savoirs autrement ? Tous, d’une façon où d’une autre ont exprimé cette pensée : si on renonçait à faire de la recherche de la science dans toutes les langues, on renonce à la richesse conceptuelle.