Si il est un pays qui est médiatiquement traité par des raccourcis, un parti-pris sans beaucoup de nuances, c'est bien le Venezuela. L'orientation générale de la presse française tend en permanence vers la description d'un pays au régime "dur", un pays qui n'aurait que peu de libertés, tenu d'une main de fer par un révolutionnaire marxiste, un ancien militaire putschiste qui écraserait tous ses opposants afin de mieux régner sans partage. Les Etats-Unis estiment que le Venezuela est un régime autoritaire. Le parallèle avec Fidel Castro à Cuba est frappant et les quelques exemples récents tirés de la presse permettent de mieux comprendre ce phénomène de traitement médiatique très "particulier" :
Le Figaro, le 28/09/2012 : « Capriles a eu l'intelligence de développer un discours d'unité nationale face au discours de division de Chávez, analyse Roberto Giusti journaliste à Globovision. Cette stratégie a fonctionné pour les primaires, elle est en train de porter ses fruits pour la présidentielle. Les sondages ne reflètent pas l'opinion mais la peur des gens d'exprimer ce qu'ils pensent. Entre les employés de l'État et les bénéficiaires des "misiones", qui peut oser dire: je ne vote pas pour Chávez. » Cet extrait d'un article de presse n'est pas isolé, et quand les insinuations de régime despotique (la peur de parler) ne sont pas directement prononcées, ce sont des raccourcis appuyés par des guillemets qui viennent insister sur une démocratie politique vénézuélienne visiblement bien étrange :
La Croix, le 30/09/12 : « Hugo Chávez promet que cette élection présidentielle rendra "irréversible" la "révolution socialiste" qu’il a lancée dans ce pays. La rente pétrolière lui a permis de financer de nombreuses "missions sociales" dans les domaines de l’éducation, de la santé ou de logement, qui lui valent un soutien massif des classes populaires de ce pays de 28,9 millions d’habitants où la pauvreté touche encore plus du quart de la population. Il accuse le candidat de l’opposition de vouloir sabrer dans des dépenses sociales. Mais Henrique Capriles s’en défend, se disant partisan d’un modèle de centre-gauche à la brésilienne, centré sur le social où l’État et le secteur privé travailleraient main dans la main.» La pauvreté qui touche encore plus du quart de la population (sans guillemets) serait le facteur d'un soutien massif des classes populaires au président, la rente pétrolière financerait des "missions sociales" (mises, elles, entre guillemets, comme la "révolution socialiste"), etc… Difficile de ne pas se sentir inquiet à propos de la démocratie vénézuélienne après ces diverses descriptions de la presse française. Mais pour autant, comment fonctionne-elle réellement cette démocratie vénézuélienne dépeinte comme une quasi dictature remplie de pauvres qui votent dans la peur du président ? RAPIDE RETOUR SUR L'EVOLUTION SOCIALE ET ECONOMIQUE DU VENEZUELA Hugo Chávez est arrivé au pouvoir en 1998 par les urnes. La révolution socialiste, nommée révolution bolivarienne en hommage à Simon Bolivar (
général et homme politique vénézuélien, figure de l'anti-impérialisme et de l'émancipation des colonies espagnoles d'Amérique du Sud au début du XIXème siècle) est en fait une somme de réformes économique et politiques qui perdurent depuis cette époque. Le principe central de cette transformation du pays en profondeur est l'utilisation par l'Etat des revenus du pétrole, parmi les plus importants au monde, pour l'aide aux couches de la population les plus défavorisées. Ce sont donc des programmes d'aide au logement, d'éducation, de santé, d'alimentation et d'augmentation du salaire minimum par l'Etat qui ont été créés et ont permis au Venezuela de devenir le pays d'Amérique latine ayant le salaire minimum le plus élevé du continent - ainsi que le deuxième PIB par habitant (12 836 $ en 2011, 5500 $ en 1999,
source : banque mondiale), juste derrière le Brésil. Le résumé du site de la
diplomatie française est éloquent : "Près de la moitié des dépenses totales de ces programmes (45,7% du budget 2010) est destinée à réduire la pauvreté qui, selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), a reculé de 54% à 23,8% de 2003 à 2009, avec un chômage qui a chuté sous la barre des 10% et un pouvoir d’achat qui s’est accru. En outre, de réelles avancées sont à constater dans le cadre des
Objectifs du millénaire pour le développement: éducation primaire pour tous (97% des enfants seraient scolarisés au Venezuela) ; lutte contre les inégalités de genre (création d’un Ministère pour la Femme) ; réduction de la mortalité infantile (16,4 pour 1000 habitants) ; santé des femmes ; politique anti déforestation ; accès à l’eau potable (acquis pour 94% de la population)." Malgré tout, les soupçons de régime autoritaire, d'exercice du pouvoir par la peur, de défaillance démocratique continuent de remplir les tribunes des journaux occidentaux. Il faut donc regarder de plus près le fonctionnement démocratique en tant que tel depuis plus de 10 ans, les réformes que Chávez et le parlement ont effectuées durant cette période, et l'état actuel des institutions et de la vie démocratique vénézuélienne. UNE DEMOCRATIE REPRESENTATIVE, PARTICIPATIVE ET REFERENDAIRE SOUS REGIME AUTOCRATIQUE ? La constitution actuelle, inspirée de celle de Simon Bolivar, a été votée…par référendum en 1999, un an après l'élection d'Hugo Chávez. La France, elle, effectue des changements de constitution sans jamais consulter les citoyens. L'aspect référendaire de cette constitution votée à plus de 71% par la population est très important pour comprendre le système politique du Venezuela : 10% des inscrits peuvent déclencher un référendum consultatif, au niveau national, mais aussi au niveau d'une agglomération ou d'un quartier. Sur les grandes décisions engageant la nation, (comme aujourd'hui en France avec le
TSCG), il suffit, au Venezuela, que 15% des inscrits fassent la demande d'une soumission à référendum pour que la population puisse accepter ou non cet engagement gouvernemental. Rien de tel en France. Les lois peuvent être abrogées, elles aussi, par référendum, avec 10% du corps électoral. L'aspect référendaire est omniprésent dans la constitution vénézuélienne, au point qu'il permet aussi la révocation des élus, jusqu'au président lui-même. Référendum de révocation qui a été déclenché (après signature de 20% des inscrits) à l'encontre du président Chávez en 2004. Le "dictateur Chávez" n'a pu donc rester à son poste en 2004 qu'après un référendum demandant son départ et qui s'est soldé par un "non" à 58%. Comment les dirigeants des grandes démocraties et les observateurs politiques peuvent-ils taxer un système politique d'autocratique, proche d'une dictature quand celui-ci est plus démocratique que le leur ? Sur la présidence à vie de Chávez, largement dénoncée par la presse des pays occidentaux, un oubli majeur est fait : ce n'est pas seulement le mandat présidentiel qui peut être soumis à l'élection de façon illimité, mais tout mandat électif. De plus, ce qui n'est pas non plus précisé la plupart du temps, et qui est pourtant très important, est que la révision permettant la non-limite du nombre de mandats consécutifs a été votée par référendum le 19 février 2009. Ce sont donc les électeurs vénézuéliens qui ont approuvé ce changement. Ils pourraient d'ailleurs l'abolir de nouveau s'ils le souhaitaient. La France ne peut pas, pour sa part, déclencher un référendum pour interdire la mandature quasi illimitée de son président (il doit attendre, après deux mandats, un mandat, puis il peut se représenter pour deux mandats). LIBERTE DE LA PRESSE : MAIS OU SE SITUE LA PROPAGANDE ? Les attaques à l'encontre du régime vénézuélien les plus fréquentes et les plus marquantes pour l'opinion occidentale concernent la liberté de la presse. Si le Venezuela n'est pas, selon certains, une véritable démocratie, malgré sa constitution et sa capacité à engager la population dans un processus décisionnaire permanent, il faut alors que le pouvoir en place empêche toute critique et toute contestation à son égard. Il est donc très souvent répété que la liberté de la presse est bafouée, le journalisme opprimé, les contestataires emprisonnés, l'opposition brimée. Des ONG de défense des droits de l'homme relayent ces constats, à commencer par Human Right Watch, à Washington : "La plus ancienne chaîne de télévision privée vénézuélienne, RCTV, a été arbitrairement retirée des ondes publiques en 2007, puis le gouvernement l’a exclue du réseau câblé, faisant de Globovisión la seule grande chaîne qui critique encore le Président Chávez. Globovisión a également fait l’objet de sanctions administratives qui pourraient aboutir à une suspension voire à un arrêt de ses programmes."
Ce rapport du 19 juillet 2012, intitulé "Venezuela : Concentration des pouvoirs et abus sous la présidence Chávez", ne peut que faire frémir le défenseur de la liberté d'expression et des droits de l'homme occidental, mais il ne reflète pourtant pas la réalité, loin de là. Globovisión n'est en réalité absolument pas "la seule grande chaîne qui critique encore le président Chávez" puisqu'il y a des centaines de concessions hertziennes pour les radios FM et télévisions privées, dont la plupart financées par des hommes d'affaires de l'opposition de la droite libérale, ceux-là mêmes qui soutiennent la campagne électorale du challenger d'Hugo Chávez, Henrique Capriles. En réalité les critiques envers le président vénézuélien pleuvent sur les "networks" du pays, comme dans n'importe quelle démocratie, mais avec une nuance pour certaines chaînes, comme RCTV, que le rapport d'HRW prend en exemple. Mais cette nuance, qu'oublie de préciser l'ONG, est pourtant très importante : RTCV a participé au coup d'Etat de 2002, appelant clairement la population à renverser le président élu. Sachant que si sa concession n'a pas été renouvelée en 2007 par le gouvernement pour ces raisons, elle a continué d'émettre sur le câble et le satellite jusqu'en 2010. Que se passerait-il en France, si une chaîne de télévision financée par un pays étranger (comme l'Arabie saoudite par exemple), appelait à renverser le gouvernement, puis qu'un coup d'Etat avait lieu (causant 19 morts), et échouait de peu ? Le gouvernement laisserait-il émettre la chaîne soutenant les putschistes, et ce, durant 5 ans ? Laisserait-il la chaîne continuer à critiquer le chef de l'Etat élu qu'elle a incité à chasser ? Les télévisions d'Etat ont une audience moyenne de 5,5%, les privées autour de 60%. 61 chaînes de télévision sont privées sur 111 au Venezuela. Entre 2000 et 2006, il y a eu 16 nouvelles chaînes privées pour 4 nouvelles chaînes publiques. L'hégémonie de la télévision nationale toute puissante à la gloire du président est loin de la réalité décrite par les médias occidentaux. Quant à la presse, il serait logique de ne trouver que des journaux tenus par le gouvernement ou des alliés de celui-ci. Ce n'est pas le cas : il y a au Venezuela une presse très dynamique, des journaux d'opposition nombreux, puisque 80% des titres vénézuéliens sont détenus par des groupes privés le plus souvent favorables à l'opposition. Les affiches pro-Chávez couvrent des murs de quartiers populaires, comme les affiches pro-Capriles dans les quartiers bourgeois ou ceux des nouvelles classes moyennes, ce qui n'est pas franchement décrit non plus dans les articles français. Là encore, une perception de la liberté de la presse réduite au Venezuela par le fait du gouvernement est renvoyée depuis la France : mais comment les 80% de la presse française achetés par des groupes d'industriels, dont ceux de l'armement, groupes qui sont en contrat permanent avec l'Etat français, peuvent-ils justifier leurs accusations de manque de liberté de la presse au Venezuela sans observer leur propre contradiction ? LE VENEZUELA, UNE DEMOCRATIE PARFAITE ? Entre l'apologie d'un pays et de son dirigeant ou la peinture sombre d'un régime pétrolier liberticide tenu par un tyran, il y a surement un espace intermédiaire : le Venezuela n'est pas exempt de problèmes, comme ceux de la criminalité et de l'insécurité, à l'instar de ses voisins Brésiliens ou Colombiens. La lutte politique entre partisans de la révolution, pro-chavistes, et les anti-chavistes des mouvements libéraux d'opposition peut mener à des affrontements très violents. Avec des morts. Des décisions fortes et sans concessions peuvent êtres prises par le gouvernement, comme la nationalisation d'entreprises en 2007, ou des lois sanctionnant les médias "incitant au désordre", immédiatement traduites par un "bâillonnement" des médias vénézuéliens depuis les pays occidentaux. Mais après un coup d'Etat, le CSA français laisserait-il des présentateurs de journaux télévisés continuer à appeler à mettre dehors le président, ou inciter ses opposants à des émeutes ? Le contexte un peu particulier de l'Amérique latine, avec son histoire sanglante des dictatures soutenues par le voisin américain au cours des années 60 et 70 n'est pas non plus étranger à ces problèmes : l'opposition à Chávez, et plus particulièrement la droite libérale financée par les Vénézuéliens ultra-riches (ainsi que les Etats-Unis), dispose de moyens très conséquents pour s'emparer du pouvoir, mais pas toujours obligatoirement de manière parfaitement démocratique, comme le coup d'Etat de 2002 l'a démontré. Pour autant, la liberté d'expression n'est pas bafouée au Venezuela et la campagne électorale en cours le démontre : l'opposition à Chávez a toute latitude pour critiquer le président en place, et ne s'en prive pas. Mais si on doute encore de la démocratie vénézuélienne, il faut souligner un point embarrassant qui incite toujours à la prudence : les amitiés du président Chávez avec des chefs d'Etat controversés, assimilés à des dictateurs : comment donc, si Chávez est vraiment un démocrate, peut-il recevoir avec les honneurs le président iranien Mahmoud Ahmadinejad (voir reportage tronqué de l'AFP en encadré) ? Cette relation diplomatique est souvent utilisée contre le président du Venezuela, et elle pose problème, c'est un fait. Mais qu'en est-il de la démocratie américaine, ou française ?
Le président Sarkozy recevant le "démocrate" Mouhamar Khadafi en 2007, ou
Bachar el Assad, en décembre 2010 ? Plus récemment,
le président François Hollande faisant les honneurs d'une réception à l'Elysée à l'émir du Qatar, Hamad Ben Khalifa Al-Thani : le président iranien a été élu dans des conditions très contestables, c'est certain, mais l'émir du Qatar, lui, dirige un pays sans aucune élection, puisque la démocratie n'y existe pas. Y aurait-il, au fond, des démocraties légitimes, bien que peu évoluées en termes de participation populaire, qui ne font quasiment pas progresser leurs institutions, ne laissent que peu de place au contrôle de leurs représentants, comme la France, mais sont des "modèles" qui peuvent fréquenter qui elles souhaitent, et de l'autre, des démocraties nouvelles et plus évoluées, mais que l'on doit décrier et pointer du doigt, comme le Venezuela ? La démocratie vénézuélienne est-elle avant toute une épine dans le pied des "vieilles démocraties" (comme la France), un enjeu géopolitique, économique et stratégique gênant, ou bien un exemple à suivre sur de nombreux plans mais qui demanderait de changer beaucoup trop radicalement notre fonctionnement démocratique pour qu'il soit souhaitable de la part de nos dirigeants ? La question reste entière.