Fil d'Ariane
TV5MONDE : Le mouvement de protestation débuté à Minneapolis est impressionnant. Est-il pour autant inédit ?
Nicole Bacharan : Ce qu’il se passe actuellement à Minneapolis et dans d’autres grandes villes américaines a un côté terriblement répétitif. À l’époque contemporaine, ce sont des évènements que l’on a vu se produire à maintes reprises, notamment pendant la période des droits civiques dans les années 1960. Puis, d’une manière un petit peu différente à partir des années 1990, car c’est là que sont sorties les premières vidéos où l’on voyait des Noirs être malmenés ou tués par la police.
Juste après s’ensuivaient dans la majeure partie des cas, des manifestations, des protestations contre la justice en général et contre l’appareil de justice qui ne fait pas son travail.
Ce que l’on voit aujourd’hui, ce sont les séquelles de l’esclavage.
Nicole Bacharan, historienne, politologue, spécialiste de la société américaineLe racisme semble particulièrement ancré dans la société américaine. D'où vient-il ?
Ce que l’on voit aujourd’hui, ce sont les séquelles de l’esclavage. Et c’est affreux à dire car beaucoup de progrès ont été faits. La guerre de Sécession a eu lieu, des esclaves ont été libérés.
Après l’esclavage, s’est mis en place un système d’apartheid extrêmement dur et violent, mais ce système-là a été démantelé et déclaré illégal. Il y a eu toute la lutte pour les droits civiques dans les années 1960. Puis dans les années 1990, 2000, 2010, des protestations pour ce qu’il pouvait se passer quand un Noir était aux mains de la police. Mais nous voyons qu’elle est toujours là, cette présomption qu’un Noir -qu’un homme noir surtout-, est dangereux et que tout est permis, jusqu’au meurtre. Cela date de l’esclavage.
Combien de temps faut-il pour qu’un pays vienne jamais à bout de son histoire ?
Je crois que ça n’est jamais fini, mais on aimerait quand même voir de vrais progrès. Nous avons eu aux Etats-Unis un président noir, nous avons eu la discrimination positive qui a permis d’intégrer beaucoup de Noirs dans beaucoup de postes dans les entreprises et dans les administrations. Elle a pu donner un vrai élan à la création d’une classe moyenne noire.
Néanmoins on voit que cette communauté est toujours beaucoup plus frappée par la pauvreté, par le chômage, par les peines de prison et par ce qu’on appelle, et c’est un euphémisme, les « bavures policières ».
Il y a eu une vraie tradition de racisme dans la police américaine.
Nicole Bacharan, historienne, politologue et spécialiste de la société américaine
La police américaine est-elle raciste ?
Est-ce que la police est plus raciste que l’Amérique, vous voulez dire ? C’est difficile à mesurer. Il y a eu une vraie tradition de racisme dans la police américaine et beaucoup d’actions pour intégrer des policiers qui soient issus de ce que l’on appelle des minorités - noires, asiatiques, hispaniques, indiennes, indiennes venues d’Inde et du Pakistan.
Depuis 2015, il y a l’obligation presque générale d’avoir des policiers équipés de caméra sur leur uniforme. On voit que ça ne suffit pas. Le rapport n’est pas forcément racial, il est entre l’autorité, même exercée parfois par des policiers non blancs, et des Noirs.
Et c’est cela même qui nous ramène vraiment à l’histoire de ce pays. Est-ce que les Etats-Unis sont racistes ? Oui, il y a un vrai racisme, comme dans tous les pays du monde. Mais il y a une histoire particulière du racisme aux Etats-Unis.
La présence des armes attise les tensions, les risques mais aussi les méthodes de la police. Elles sont d’une brutalité incroyable.
Nicole Bacharan, historienne, politologue et spécialiste de la société américaine
Peut-on comparer le racisme présent aux Etats-Unis avec celui de pays aux passés raciaux lourds, comme la France ou l'Afrique du Sud ?
C’est une comparaison compliquée à faire. La question raciale est très loin d’être réglée en Afrique du Sud. En France, nous avons une histoire coloniale et on voit que ce n’est pas réglé non plus. Aux États-Unis, ce qu’on peut dire du racisme issu de la ségrégation et de l’esclavage, c’est qu’il s’agrège, il s’additionne, avec la présence d’armes à feu.
Elles sont très nombreuses - on compte environ 300 millions d’armes en circulation. Les policiers ont peur. Ils sont d’ailleurs un certain nombre tués chaque année. La présence des armes attise les tensions, les risques mais aussi les méthodes de la police. Elles sont d’une brutalité incroyable, et cela ne fait que s’aggraver actuellement.
Barack Obama avait demandé à ce que l’on mette fin aux achats par la police locale des surplus militaires américains venus d’Irak et d’Afghanistan. Donald Trump est revenu sur cette mesure d’interdiction. Ces armes et ce matériel de guerre ne coûtent presque rien, c’est pour cela que l’on se retrouve avec des véhicules blindés, des snipers sur les toits et avec des villes où la police se comporte comme elle le ferait dans une guérilla à l’étranger. Aujourd’hui, la police américaine a des méthodes extrêmement brutales.
Quelle stratégie politique adopte Donald Trump face au mouvement de protestation actuel aux Etats-Unis ?
Donald Trump a rarement une stratégie. Il agit le plus souvent au coup par coup et voit les choses sous trois aspects : l’autorité, telle que lui la conçoit, la loi et l’ordre. Maintenant, la video du meurtre de George Floyd est d’une telle violence, d’une telle clarté, que Donald Trump de lui-même ou conseillé, a quand même dû faire part de sa désapprobation, de sa critique, de son choc.
Voir aussi : Incidents après la mort de George Floyd aux mains de la police
Il a également dû présenter ses condoléances à la famille du défunt. Cela étant dit, il doit réagir face aux émeutes. En tant que commandant en chef, il ne peut pas tolérer leur violence. Mais l’excès de ses réactions effraie. Certes, les émeutes font très peur, certes elles sont dangereuses. Mais elles ne concernent habituellement pas énormément de gens. Or, la révolte contre ce qui vient de se passer est très largement répandue. Donald Trump est sur la corde raide.
L’usage que fait Donald Trump de Twitter est polémique, particulièrement en ce moment. Twitter a même cherché à censurer le président. Pourquoi ?
La relation entre Donald Trump et les réseaux sociaux est un problème considérable, non seulement pour lui, mais pour les réseaux sociaux eux-mêmes et pour nous tous en général.
Quand Donald Trump écrit un tweet en disant que le vote par correspondance est toujours frauduleux et que Twitter met un petit lien en disant « attention, ça fait débat, voilà d’autres informations », c’est une chose.
Quand Donald Trump dit « s’il y a du clash on va tirer » et que Twitter laisse le tweet, tout en disant « cela contrevient à notre politique de non glorification de la violence », je trouve que cela pose un problème au nom de la liberté d’expression et de l’information. Si Trump dit « s’il y'a du clash on va tirer », c’est une information. Trump n’existerait pas sans Twitter mais est-ce que sa manière d’utiliser le réseau social doit être censurée par Twitter lui-même ? Au Etats-Unis, ce sont les juges qui censurent.
Donald Trump est très inquiet.Nicole Bacharan, historienne, politologue et spécialiste de la société américaine
Quelles peuvent-être les conséquences des émeutes actuelles sur les élections de novembre 2020 ?
C’est dur à dire, cinq mois, cela fait extrêmement loin. Il me semble que les élections seront un référendum sur Donald Trump et sur la situation économique du pays. Evidemment, la gestion de la pandémie va jouer un rôle. Si en novembre, Donald Trump apparaît comme celui qui peut relancer l’économie, il conserve ses chances d’être élu.
Maintenant, si le nombre de victimes de la pandémie et des émeutes s’envolait, là aussi, cela jouerait en la défaveur du président américain.
Donald Trump est très inquiet. Il n’a qu’un seul objectif, c’est sa réélection. Il y a quelques mois, elle lui semblait assurée - du moins facile, à cause des chiffres mirobolants de l’économie. Cet argument-là s’est totalement effondré, ce qui est dramatique pour tout le monde. Désormais, sa réélection n’a rien d’acquise.
Voir aussi : Mort de George Floyd : la colère se propage aux Etats-Unis