Fil d'Ariane
« As-tu bientôt fini là ? Câlice »… « Qu’est-ce qu’ils penseraient tes enfants de te voir comme ça ? »… « T’es juste bonne pour fourrer toi, et après on paye pour ça » – fourrer = baiser dans le dialecte québécois - : c’est la jeune femme qui a filmé avec son téléphone ces insultes racistes inadmissibles alors qu’elle se trouve à l’hôpital de Joliette, au nord-est de Montréal. Dans la vidéo, elle lance aussi un appel à l’aide parce qu’elle dit qu’elle est sur-médicamentée. Elle va mourir quelques heures plus tard dans des circonstances encore inexpliquées. La vidéo, rendue publique le 28 septembre dernier sur Facebook, est vite devenue virale, provoquant choc et indignation d’un bout à l’autre de la province. Un nouvel épisode dans le triste feuilleton qui semble sans fin des incidents racistes dont sont victimes les communautés autochtones quand ils sont en interaction avec l’État québécois, la police, le système judiciaire, le système de santé ; un nouvel épisode qui soulève de nouveau toute la problématique d’un racisme systémique.
« Systémique » : voilà le mot qui fait débat au Québec, voilà le cœur de ce délicat dossier… « Systémique » veut dire que le racisme est intégré dans un système, implanté dans des institutions. On ne parle pas ici de cas isolés de racisme mais d’une forme de racisme généralisé envers les autochtones. C’est ce qu’affirment les autochtones mais le gouvernement québécois refuse de le reconnaître, de l’admettre.
Le premier ministre du Québec a présenté les excuses officielles du gouvernement à la famille de Joyce Echaquan et il a ajouté sa voix au concert d’indignation, mais il refuse mordicus de parler de racisme systémique : « On considère qu’il n’y a pas de racisme systémique, mais oui, il y a du racisme. Ce n’est pas vrai qu’il y a un système de racisme au Québec, le peuple québécois n’est pas raciste. Ce n’est pas une guerre de mots, c’est une guerre contre le racisme », a déclaré François Legault. Il promet des actions concrètes pour lutter contre ce racisme et a rencontré les chefs des communautés Atikamekw, qui se sont dits prudemment optimistes au sortir de cette rencontre.
Ce refus de définir le racisme comme systémique choque profondément les autochtones, qui estiment que cette reconnaissance est pourtant la base pour mettre en place une série de réformes afin de le combattre. Le Conseil des Atikamekw de Manawan, d’où venait Joyce Echaquan, a refusé que le premier ministre Legault assiste aux funérailles de la jeune femme parce qu’il continue à ne pas vouloir parler de racisme systémique.
Ce qui choque aussi les communautés autochtones du Québec, c’est qu’il y a un an, une commission d’enquête, la Commission Viens, a rendu un rapport important sur la problématique du racisme dont sont victimes les membres des premières nations lorsqu’ils s’adressent aux institutions gouvernementales québécoises, la police, la justice, le système de santé. Dans ce rapport, y sont écrits noir sur blanc les problèmes de racisme récurrents envers les autochtones à l’hôpital de Joliette, où Joyce Echaquan a trouvé la mort. Pourtant, un an plus tard, rien n’a été fait pour y mettre fin.
Le chef de la communauté de Manawan, Paul-Émile Ottawa, estime que si les recommandations du rapport Viens avaient été mises en place, Joyce Echaquan ne serait pas morte. Un avis partagé par la présidente de Femmes autochtones du Québec Viviane Michel : « Il ne s’est absolument rien passé. […] Si le gouvernement avait pu faire des mises en œuvre sur les actions déposées dans le rapport, Joyce Echaquan aurait été de ce monde », a-t-elle déclaré. Viviane Michel estime que ce drame touche tout le Québec et se demande combien il va en falloir encore pour prouver que le racisme est « omni-existant » dans la province.
La pression est de plus en plus forte sur le premier ministre Legault et son gouvernement pour admettre cette réalité de racisme systémique : plus de 460 professeurs d’université et des professionnels de la santé viennent de rendre publique une lettre ouverte à François Legault pour qu’il ajoute le mot « systémique » au mot « racisme » : « Monsieur Legault, nous ne voulons plus vivre dans un Québec qui n’ose affronter ses démons. Qui espérez-vous épargner en refusant de reconnaître le caractère systémique et documenté du racisme à l’encontre des autochtones ? Qui croyez-vous blesser en faisant un tel aveu ? », lit-on dans cette lettre.
Plusieurs manifestations se sont tenues à la suite du décès de Joyce, des veillées devant l’hôpital de Sherbrooke à la mémoire de la jeune femme mais aussi à Ottawa et Montréal pour réclamer justice pour Joyce et les autochtones.
La chanteuse d’origine Inuk, Elisapie Isaac, a de son côté lancé un vibrant cri du cœur dans un message sur Facebook où, les sanglots dans la voie, elle interpelle directement le premier ministre du Québec pour qu’il agisse rapidement afin de mettre fin à ce racisme systémique.
Voir aussi : Canada : l'artiste Inuk Elisapie Isaac dénonce le "racisme systémique" contre les Premières Nations
Le gouvernement du Québec a ordonné la tenue d’une enquête publique pour faire la lumière sur les circonstances de la mort de Joyce Echaquan. L’hôpital de Joliette mène aussi une enquête interne, l’infirmière et la préposée impliquées ont été congédiées. Enfin, la famille de Joyce Echaquan, dont le mari éploré, Carol Dubé, a ému tout le Québec lors d’un point de presse, a entamé des poursuites judiciaires contre l’hôpital. Le veuf réclame justice pour sa femme et ses sept enfants qui ne reverront plus leur mère : « Je ne veux pas que sa mort soit inutile. Le racisme systémique a contaminé l'hôpital de Joliette et a tué ma conjointe. »
Une plainte a aussi été présentée à la Commission des droits de la personne.
Très clairement la balle est maintenant dans le camp du gouvernement québécois à la suite de cette triste histoire : les autochtones de la province ne veulent plus de vaines paroles mais des gestes concrets, un plan d’actions solide et efficace pour recevoir un traitement identique à tous les autres Québécois quand ils se retrouvent devant un tribunal, dans un poste de police ou dans un hôpital.
L’une des solutions avancées consisterait par exemple à offrir une formation spécifique au personnel de la santé qui travaille dans des institutions où sont soignées des autochtones. Le rapport de la Commission Viens présente justement des recommandations claires et précises pour lutter contre le racisme systémique, le gouvernement ne peut donc pas dire qu’il a encore besoin de temps pour définir ce plan d’actions : il est déjà défini, il reste à le mettre en place.
Le premier ministre Legault va poser un premier geste : celui de changer le ministre responsable des Affaires autochtones : Ian Lafrenière remplace donc Sylvie D’Amours, qui était sur la sellette dans la foulée de cette bien triste histoire.