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80 ans après, des photos inédites acquises par le Mémorial de la Shoah viennent rendre justice à la mémoire des victimes de la rafle dite du billet vert : 3710 Juifs étrangers arrêtés par la police française ce 14 mai 1941. C'est la première rafle massive de Juifs sous l’Occupation, prélude aux déportations vers Auschwitz. L’opération est organisée par la Gestapo, approuvée par Vichy, exécutée par les Français. Le photographe, Harry Croner, est un soldat de la propagande nazie. Ses photos, qui reflètent toute l'humanité des familles qui se présentent au gymnase Japy, vont être censurées par les autorités allemandes avant de disparaître.
« C’était entre les deux confinements de Covid-19», se souvient Lior Lalieu-Smadja. La responsable de la Photothèque du Mémorial de la Shoah à Paris retient alors son souffle. Au bout du fil, des collectionneurs passionnés d’histoire. Ils ont en leur possession cinq planches photos correspondant à cinq pellicules et 98 clichés qui présentent, pensent-ils, un intérêt historique certain. Elle les reçoit.
Heureux hasard, la commémoration de la « rafle du billet vert » approche. Elle n’est pas déçue. Les fins limiers du monde opaque et très secret des collectionneurs ont mis la main sur des photos disparues depuis huit décennies. « On les a découvertes avec énormément d’émotion. On a rarement des reportages entiers. C’est exceptionnel du point de vue de l’iconographie », explique la spécialiste, mains gantées de blanc. Elle a délicatement extrait les photos de leur carton gris et les a déposées sur la table.
On a rarement des reportages entiers. C’est exceptionnel du point de vue de l’iconographie.
Lior Lalieu-Smadja, responsable photo au Mémorial de la Shoah à Paris
(Re)voir : La "rafle du billet vert", premières arrestations massives de Juifs sous l'Occupation en France
« Voilà, ce sont ses planches de travail. » Le photographe est un soldat allemand assigné au gymnase Japy ce 14 mai 1941 par la PropagandaKompanie, l’entité de la Wehrmacht créée par Goebbels en 1938. A 7h du matin donc, le voilà sur place dans le XIème arrondissement de Paris. Les policiers français sont déjà là. 6500 hommes juifs ont été convoqués par un billet vert déposé à leur domicile quelques jours plus tôt.
Le commanditaire de l'opération est Theodor Dannecker, le responsable des Affaires juives de la Gestapo en France, nommé par Adolf Eichmann. Dannecker n’a pas encore 30 ans mais il est déjà expérimenté et obsédé par la « question juive ». Il est arrivé à Paris à l’été 1940.
Le 14 mai 1941, ce sont les Juifs étrangers que cible Dannecker. Recensés l'année précédente par les autorités françaises, ils sont sommés de se rendre en plusieurs points indiqués de la capitale et de ses environs « avec un parent ou un ami » pour un « examen de situation », précise le billet vert.
Ces hommes sont venus parce qu’ils étaient légalistes. Ils croyaient en la France des droits de l’Homme. Leur confiance a été trahie.
Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah
Près de 60% des hommes convoqués ont répondu présents. Ils sont venus en famille. Des Polonais en très grande majorité mais aussi des Autrichiens et des Tchéchoslovaques. Ce sont des immigrés qui ont fui l’antisémitisme en Europe de l’Est, dans les années 1920 et 1930, lorsqu'il était encore possible de circuler.
En 1941, ils sont installés. Ils travaillent, principalement en tant que commerçants ou employés. Et ils nourrissent l’espoir d’être régularisés.
Certains ont des enfants nés en France, comme Mojzesz Stoczyk, le père de Liliane Ryszfeld qui avait 6 ans lorsqu’il a été arrêté au commissariat de Vincennes, le 14 mai 1941.
Elle aussi a accompagné ses parents à la convocation. « Je portais une robe à manches ‘ballon’, ce jour là. Le souvenir m'est revenu récemment. C’est incroyable, le fonctionnement de la mémoire », s’étonne cette ancienne professeure de français pleine d'énergie à la voix grave et aux yeux souriants. « Mon père et ma mère étaient convaincus qu’il s’agissait d’un contrôle d’identité. Ils étaient confiants. »
Parmi ceux qui se présentent ce 14 mai 1941 se trouvent également des anciens combattants, démobilisés en juin 1940 après l’Armistice signée par les représentants de Vichy et du régime hitlérien.
« Ces hommes sont venus parce qu’ils étaient légalistes », explique Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah. « Ils croyaient en la France des droits de l’Homme, leur patrie d’adoption. Ils se sont engagés dans l’armée française. Ils voulaient défendre la France contre l’Allemagne nazie. Et leur confiance a été trahie par les autorités françaises. »
3710 hommes tombent dans le piège tendu par Dannecker. Parmi eux, plus de quatre cents Polonais enrôlés dans l’armée française en 1939. Près d’un tiers des arrestations ont lieu au gymnase Japy. C’est cela dont est témoin le photographe allemand.
« Sur ses photos, on voit la rafle se dérouler », observe Lior Lalieu-Smadja. « Entre l’arrivée des hommes sur place et le moment où ils sont emmenés dans des bus jusqu’à la gare d’Austerlitz pour les camps d’internement de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, il s’est passé 4 heures. A 11h du matin, tout était terminé ».
Difficile de reconstituer l’itinéraire des photos depuis la fin de la 2ème guerre mondiale. « Les collectionneurs tiennent à leur anonymat », explique Lior Lalieu-Smadja. « Ce que je peux vous dire, c’est qu’elles étaient aux mains de brocanteurs du côté de Reims et de Normandie. Elles sont restées dix ans du côté d’un collectionneur, et eux en ont récemment fait l’acquisition ».
Aujourd’hui sur Internet, vous avez beaucoup de photos vendues à l’unité, et vous ne pouvez pas reconstituer l’Histoire.
Le Mémorial, dont la mission première est de collecter des archives, s’est immédiatement porté acquéreur des photos, ajoute l’historienne qui se réjouit d’avoir pu contribuer à ce qu’elles ne soient pas disséminées. « Aujourd’hui sur Internet, vous avez beaucoup de photos vendues à l’unité, et vous ne pouvez pas reconstituer l’Histoire », regrette-t-elle. « Si vous avez des photos qui traînent dans vos greniers, il ne faut surtout pas les jeter ! Elles peuvent être importantes ! ». Elle a bon espoir de voir émerger d’autres photos exceptionnelles dans les mois et les années qui viennent.
Serge Klarsfeld, l’historien pionnier dans la documentation par l’image de la Shoah et de ses prémices, est du même avis. « Des photos, il y en a partout. C’est une question de temps. »
« L’identification claire de Dannecker sur les planches de la rafle du billet vert est une véritable avancée » , affirme l’avocat qui a consacré toute sa vie, avec sa femme Beate, à la lutte contre l’oubli des victimes et l’impunité des criminels nazis. Elle vient confirmer, insiste-t-il, que « l’opération est organisée et contrôlée par la Gestapo, approuvée par les autorités françaises et exécutée par la police et la gendarmerie françaises. Les Allemands ne voulaient pas la mener eux-mêmes ».
Le responsable des affaires juives à la Gestapo est effectivement présent à toutes les étapes cruciales.
A Japy, on le voit raide dans son uniforme sans plis, entouré de hauts fonctionnaires français. « Le préfet François Bard, qui venait de prendre ses fonctions et qui avait approuvé l’opération, ne semble pas être sur les photos », précise Serge Klarsfeld.
Theodor Dannecker s'est également rendu en personne à la gare d’Austerlitz pour s’assurer de l’embarquement des prisonniers en direction des camps du Loiret, à 100 kms au sud de Paris. Face au photographe de la PropagandaKompanie, sur le quai, il arbore un large sourire. Dannecker est satisfait.
L’identification claire de Dannecker sur les planches de la rafle du billet vert est une véritable avancée. Mais sur le fond, on n'apprend rien de nouveau.
Serge Klarsfeld, historien, président de l'association 'Les Fils et filles des Déportés Juifs de France'
Pour Serge Klarsfeld, les photos du gymnase Japy constituent « un complément visuel, bien meilleur d'un point de vue formel, à ce que l’on connaissait déjà. » Mais « sur le fond, on n’apprend rien de nouveau ».
L’historien qui préside l’association ‘Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France’ a en effet publié dès 1991 quelques photos de la rafle du 14 mai 1941. Où les a-t-il trouvées ? « Dans des fonds d’archives de presse en France et aux Pays-Bas ».
Ce sont bien celles du photographe allemand, confirme Lior Lalieu-Smadja. « Sept clichés marqués d’une petite croix sur les planches-contact », pointe-t-elle, signe qu’elles ont passé le test de la censure. Sept photos sur 98.
La plupart des photos du 14 mai 1941 à Japy ont donc été recalées. Elles n’ont pas reçu le fameux tampon de la propagande nazie valant feu vert pour publication par la presse collaborationniste.
Il suffit d’un coup d’oeil pour comprendre pourquoi.
Le photographe montre des hommes, des femmes et des enfants pris dans la tourmente d’une opération policière. Regards perplexes, visages sombres. Les femmes sont en grande discussion. L’une d’elles, un bébé dans les bras, s’adresse directement à un policier. Elle est très animée et semble l’interroger : cette séparation d'avec nos maris, pourquoi, combien de temps, où vont-ils être conduits, quand reviendront-ils ?
Le photographe de la propagande nazie a-t-il eu des états d’âme au fil de la matinée ?
Une photo retient l’attention en particulier. La foule des familles disséminée, des policiers se font pressants pour que les derniers entrent à l'intérieur du gymnase où ils sont maintenus captifs. Un couple semble prendre son temps. Le photographe appuie deux fois sur l’obturateur. Le premier cliché les montre encerclés par les hommes en uniforme. Le deuxième les fige dans un baiser, enlacés. Au revoir, ou adieu ? Le spectateur s’interroge, lui aussi.
Ces photos cassent les images de propagande antisémite des Nazis et de Vichy. Cela leur est insupportable. Voilà pourquoi ces images ont été censurées.
Olivier Lalieu, historien
Ce baiser qui semble durer une éternité et l’empathie qu’il inspire sont à mille lieues du rejet que les autorités françaises comme allemandes veulent installer dans la population en multipliant les images caricaturales de Juifs fantasmés, accompagnées de slogans antisémites et xénophobes. « Des parasites » dont « il faut nettoyer la maison France », assène une affiche française de l’année 1940.
Les images du photographe « cassent les images de propagande antisémites des Nazis et de Vichy. Elles font de ces hommes des Parisiens et des Parisiennes. La propagande veut les transformer en parias, ces photos les montrent comme des êtres humains », résume Olivier Lalieu. « Et c'est ça qui est insupportable à Vichy et aux Nazis. C'est pour ça que ces images là auront été censurées. »
Ce 14 mai 1941, en somme, le photographe allemand n’a pas rempli sa mission. Pire, il a failli aux yeux de sa hiérarchie. C’est son regard qui pose problème. Commence alors une enquête à son sujet. « Elle révèle qu’il est d’ascendance juive, par son père », note Lior Lalieu-Smadja. « Il est révoqué de la Wehrmacht comme beaucoup de demi-juifs à l’époque et envoyé dans un camp de travaux forcés, dans le sud-ouest de la France ».
Harry Croner reviendra à Berlin en 1943. Il est prisonnier des Américains en 1944 puis libéré en avril 1946, selon le Stadt Museum de Berlin. De nombreuses zones d’ombre subsistent concernant sa vie.
Ce qui est sûr, c'est qu'il connaît une carrière prolifique après la guerre. Le photojournaliste réalise alors de nombreux portraits d'artistes qui le mènent jusqu'aux Etats-Unis.
Il lègue plus d'un million de négatifs et environ 100 000 photos en noir et blanc au musée berlinois, en 1989, avant de s'éteindre trois ans plus tard.