Aux commandes du pays depuis 1994, Alexandre Loukachenko vient de remporter son sixième mandat consécutif à la présidence de la Biélorussie avec 80,08% des suffrages dans un climat de tension inédit. Sa principale opposante, Svetlana Tikhanovskaïa, conteste l’issue du vote et a, au lendemain du scrutin, appelé le dirigeant à « céder le pouvoir ». Pour Anna Colin Lebedev, directrice du master « Management du risque » à l’université Paris Nanterre, experte dans l’évolution politique et sociale des pays d’ex-URSS, « les résultats sont en décalage complet » avec la réalité des urnes.
TV5Monde : Quelle lecture faites-vous des résultats officiels de l’élection présidentielle biélorusse ?
Ces résultats sont en décalage complet avec tout ce que l’on sait par ailleurs via d’autres comptes rendus. A mon sens, ces chiffres ne correspondent à rien. Nous disposons par exemple de procès-verbaux de bureaux de votes, photographiés soit par les électeurs quand ceux-ci étaient affichés sur la porte du bureau de vote, soit par des membres des commissions électorales.
Il en ressort que même dans les bureaux de vote où Loukachenko arrive en tête, on reste très loin des 80 % affichés par le pouvoir politique. Aussi, on constate que dans plusieurs bureaux de vote, où le comptage s’est fait, à mon sens, de manière plus transparente, Tikhanovskaïa arrive très largement en tête ou en tête de manière sensible.
Est-il à supposer que cette percée de Svetlana Tikhanovskaïa est localisée ou, au contraire, qu’elle s’étend à l’échelle du pays ?
Là, c’est la responsabilité et l’honnêteté des commissions électorales de chaque bureau de vote qui a joué. Il y en a eu des courageux où le comptage a été fait honnêtement mais on sait également que les falsifications ont été massives comme lors du vote anticipé des jours précédents. Il n’y avait, en outre, pas d’observateurs indépendants qui ont pu observer ce qu’il se passait dans les bureaux de vote.
Aujourd’hui, nous avons des "échantillons" de preuves mais pas encore de preuves formelles. Néanmoins, ces échantillons sont de plus en plus nombreux. Cet effet d’accumulation nous montre que même dans les endroits qui sont des bastions de Loukachenko, comme les villages ou les zones rurales, loin du Minsk contestataire, on est très loin de la victoire.
Cette vague protestataire à l’encontre du pouvoir Loukachenko apparaît comme inédite depuis sa première intronisation il y a 26 ans.
C’est quelque chose de totalement inédit et d'encore plus inédit si l’on tient compte de sa diffusion à travers le pays. Le ministère de l’Intérieur biélorusse a, paradoxalement, confirmé de lui-même l’ampleur de la mobilisation et du sentiment d’insatisfaction des électeurs en communiquant le chiffre de 33 localités où se sont déroulées des protestations. On parle d’un pays assez urbanisé mais qui dénombre 10 millions d’habitants. A l’échelle de la Biélorussie c’est énorme.
Toutes proportions gardées, peut-on dire que l’on assiste aux prémices d’une révolution populaire, à l’instar d’un Euromaidan (manifestations sur la place de l'Indépendance à Kiev, en Ukraine en 2013), voire d’une "révolution de couleur" (destabilisation du pouvoir en place venue de l'extérieur) ?
La révolution de couleur est quelque chose que le pouvoir biélorusse brandit comme un repoussoir, qu’il assimile à un renversement prétendument orchestré de l’extérieur, une déstabilisation politique durable voire même une guerre. Alexandre Loukachenko répète sans cesse que cela ne se produira pas en Biélorussie.
Maintenant, est-ce que nous sommes face aux prémices d’un renversement du pouvoir politique ou d’un changement complet ? Il y a d’autres acteurs qui peuvent entrer en jeu pour nous aider à comprendre l’ampleur du mouvement : la communauté internationale d’une part mais surtout les élites locales et nationales, à l’intérieur de la Biélorussie. A l’instar de ces courageux présidents de bureaux de vote qui comptaient honnêtement les résultats. Est-ce que la loyauté au pouvoir politique en place va durer ou alors ces acteurs auront-ils la sensation que le vent tourne et que l’époque Loukachenko est révolue ?
Beaucoup de choses dépendront de cela et nous aurons des éléments de réponse dans les prochains jours ou les prochaines semaines. Il existe quelques prémices
(d'une révolution populaire, ndlr) comme les ordres donnés dans les localités, par les pouvoirs locaux, de ne pas attaquer les manifestants mais il est encore trop tôt.
La Biélorussie reste assez méconnue en Occident. De manière un peu réductrice, nous avons tendance à la présenter comme la « dernière dictature d’Europe ». La réalité semble être plus complexe puisque la gouvernance Loukachenko a longtemps été plébiscitée.
On méconnaît totalement ce qu’il se passe en Biélorussie. Le pouvoir de Loukachenko s’est maintenu grâce aux politiques qu’il a pu mettre en place. Par rapport à la Russie, qui elle aussi compose avec un responsable autoritaire, Loukachenko est un leader un peu plus mature. La Russie, malgré ses énormes ressources, n’a que très peu investi dans le développement interne, les politiques publiques, les infrastructures. En revanche, la priorité du régime Loukachenko a été la politique intérieure avant tout, le développement du territoire, le maintien des politiques sociales etc. Lui se considère donc comme un despote éclairé, et c’est comme cela qu’il justifie son autoritarisme.
De quand date la rupture de la population avec ce modèle de gouvernance ?
Pendant très longtemps, la population lui a fait preuve d’une certaine loyauté. Les Biélorusses ont eu conscience ces dernières années de mieux s’en sortir, d’un point de vue social et économique, que leurs voisins ukrainiens et russes. Les minimas sociaux et les salaires moyens ont été maintenus à des niveaux très honorables pour la région.
Ce modèle a connu une érosion progressive avec une très forte accélération récemment, en raison notamment de la crise du coronavirus et de la baisse du prix des hydrocarbures, qui a fait fondre les revenus de l’Etat. Celle-ci a été très mal gérée et a constitué une étincelle en créant de l’insatisfaction auprès de gens plus âgés et dans les villes moins importantes.