Référendum pour une nouvelle Constitution au Chili : "La société est amenée à se repenser"

Le 25 octobre, les Chiliens sont appelés à voter pour un référendum sur la réforme de leur Constitution, héritée de la dictature d'Augusto Pinochet (1973-1990). Le 18 octobre 2019, une protestation contre une hausse du prix du ticket de métro avait débouché sur un vaste mouvement populaire. Cette journée avait été le point de départ de manifestations massives, de pillages et d'affrontements avec les forces de l'ordre.

Image
Référendum sur la Constitution chilienne
Une femme brandit un drapeau appelant à voter oui au référendum pour la refonte de la Constitution lors d'une manifestation à Santiago au Chili, le 25 septembre 2020. Le scrutin, reporté à cause de la pandémie de coronavirus, aura lieu le 25 octobre 2020.
© AP Photo/Esteban Felix
Partager9 minutes de lecture
Près d'un mois après le début de la contestation, la coalition gouvernementale, autour du président conservateur Sebastian Piñera, et les principaux partis d'opposition parviennent à un accord historique sur l'organisation d'un référendum pour changer la Constitution. La date est alors fixée au 26 avril 2020. Mais l’épidémie de coronavirus empêche la tenue du scrutin qui est déplacé au 25 octobre. Mathilde Allain, maîtresse de conférences en sciences politiques à l'Institut des hautes études de l'Amérique latine (IHEAL) à Paris et chercheuse au CREDA (Centre de recherche et de documentation sur les Amériques) nous explique les enjeux de ce scrutin.

TV5MONDE : Ce 25 octobre que va-t-il se passer ? Pourquoi les Chiliens veulent-ils reformer cette Constitution ?

Mathilde Allain : La Constitution date des années 80, de la dictature. Elle a été rédigée par les idéologues du régime d’Augusto Pinochet et ratifiée par référendum par les Chiliens, mais un référendum frauduleux, truqué, mis en place dans un contexte de répression des opposants politiques. Or cette Constitution perdure jusqu’à maintenant, depuis 40 ans.

Certains aspects de la Constitution ont été modifiés sur ses volets politiques, mais cela a pris un certain temps. Il y a eu une première vague de modifications dans les années 90 puis ensuite, en 2000 et en 2005, sous la présidence de Ricardo Lagos (gauche). Un certain nombre de "verrous autoritaires", ont été supprimés comme l’élection des sénateurs à vie - il faut savoir que Pinochet était sénateur à vie.
En revance, le cœur de la Constitution, à savoir les orientations de modèles et de choix économiques, perdurent encore jusqu’à maintenant. Et c’est sur ce volet que le bât blesse. C'est la raison pour laquelle des millions de Chiliens sont descendus dans la rue l’année dernière.

Pourquoi maintenant ?

Nous avons eu une mobilisation d’ampleur le 18 octobre 2019, un mouvement qui avait commencé par un refus de payer le ticket de métro plus cher, qui s’est transformé progressivement en une vague de mobilisation, de ras-le-bol, dans tout le pays. Le gouvernement du président Sebastian Piñera a été mis au pied du mur : il fallait réformer la Constitution. Et cela nous emmène jusqu’à aujourd’hui.
 
La réforme de la Constitution est un vieux débat qui revient toujours au premier plan dès qu’il y a une revendication sociale.Mathilde Allain, chercheuse au Centre de recherche et de documentation sur les Amériques (CREDA)
La réforme de la Constitution est un vieux débat qui revient toujours au premier plan dès qu’il y a une revendication sociale : on en revient toujours à la Constitution qui empêche toute réforme sociale d'ampleur. Quand on traite de la question des retraites, de l’éducation, des ressources naturelles, de la question épineuse de l’eau, comme en ce moment, on en revient aux décisions prises en 1980 qui pèsent sur tout le pays. Cette Constitution a été difficile à réformer parce qu’il faut pour cela les deux tiers du Congrès. Même Michelle Bachelet (présidente de la République de 2006 à 2010 pour de 2014 à 2018) qui avait la majorité n’y est pas parvenue. Il faut comprendre qu’au Chili, le parti héritier du pinochetisme, l’UDI, est très présent au Congrès et a bloqué toute tentative de modifier ce texte constitutionnel.

Sur quoi porte le référendum ?

La première question est simple : voulez-vous changer la Constitution ? Puis se pose la question de la manière de rédiger une nouvelle constitution et quel organe sera chargé de mettre en œuvre cette Constitution ? Et là nous avons deux options.

Soit une convention mixte constitutionnelle : composée de parlementaires désignés et de citoyens élus. Soit une convention constitutionnelle. Il s’agirait d’une assemblée constituante, composée uniquement de citoyens élus dans laquelle il y aurait une parité femmes/hommes.

Est-ce que les Chiliens font confiance à leurs représentants pour mettre en place cette réforme en profondeur ou sont-ils désabusés par le pouvoir en place comme on a pu le voir par les nombreuses manifestations de masse ?

Une frange de la population chilienne manifeste un réel désintérêt de la politique, mais c’est en partie à elle que l’on doit le fait qu’un mouvement social classique est devenu une sorte de révolution. Il s’agit de Chiliens qui n’avaient jamais manifesté dans leur vie. Octobre 2019 a été leur premier mouvement social pour exprimer un besoin de changement.

Ensuite, la deuxième question risque de susciter le plus d’inquiétudes car on ne sait pas comment on va faire cette nouvelle Constitution. Il y a un manque profond de confiance envers la classe politique et les partis politiques.
C'est un mouvement social qui refuse d’être identifié à un ou plusieurs chefs. Il refuse d’avoir une organisation qui viendrait parler au nom des manifestants.

Aujourd'hui, un an plus tard, les Chiliens ont eu le temps de s’intéresser à la question de la Constitution. Depuis novembre dernier, il y a eu un mouvement de consultation citoyenne qui a été un peu arrêté à cause du Covid : c'est ce qu’on appelle des « cabildos », c’est-à-dire des rencontres citoyennes dans les quartiers, sur les places, dans les immeubles, pendant lesquelles les gens se retrouvent pour parler de ce qu'est une Constitution, en quoi la Constitution a des effets dans leur vie quotidienne et comment on va la changer, qu’est-ce qu’on souhaiterait y mettre, etc. Ces « cabildos » (qui signifie « petite rencontre », « petite réunion ») ont été organisés partout au Chili. Ils ont donné lieu à des discussions et à une forme de pré-sensibilisation citoyenne.

En Amérique latine, il y a souvent ce type de réunions, notamment pour respecter une certaine diversité d’opinions, de choix, les identités de chacun. Dans d’autres pays d’Amérique latine, les mouvements autochtones ont cette culture des « cabildos » et permet à chacun de sentir que sa parole est écoutée et se reflète dans le projet collectif. C’est quelque chose de très présent en Amérique latine, cela fait partie des moyens de mobilisation et de la culture citoyenne.
 
Il faut savoir qu’au Chili il n’y a pas que des mouvements spontanés. Il y a depuis plusieurs années des mouvements sociaux organisés, mais toujours refusant une organisation qui viendrait du haut.Mathilde Allain
Michelle Bachelet avait déjà mis en place un processus constituant dans lequel ce type d’assemblées existait. C’était dans un cadre venant d’en haut, structuré et organisé et ça avait déjà permis, dans certains endroits, de mettre le doigt sur ce qui bloquait dans la Constitution actuelle. Mais souvent, c'était principalement des personnes politisées et organisées qui y avaient participé.

Quels types de mouvements sociaux trouve-t-on dans la société chilienne ?

Il faut savoir qu’au Chili il n’y a pas que des mouvements spontanés. Il y a depuis plusieurs années des mouvements sociaux organisés, mais toujours refusant une certaine organisation qui viendrait du haut, d’un parti politique.
On a eu un fort mouvement des étudiants en 2006 et en 2011.

On a eu un autre mouvement très important contre le système de retraite par capitalisation, qui a émergé en 2016 et qui par la suite a donné lieu à de grandes manifestations dans la plupart des grandes villes du pays.

Les mouvements féministes ont monté en puissance ces dernières années comme celui du « Colectivo de Las Tesis » (dont l'hymne "Un violeur sur ton chemin" a été repris par les féministes un peu partout dans le monde, ndlr).
 
TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...

Il y a aussi des collectifs qui ont l’habitude de ne pas être chapeautés par le haut, de garder une certaine forme d’autonomie.
Par exemple, des mouvements socio-environnementaux contre les pollutions dans diverses parties du pays s’interrogeaient déjà sur le modèle économique et sur les conséquences de l’extraction des ressources naturelles.

Il y avait déjà un processus de politisation en cours, notamment dans les classes populaires qui sont touchées par les pollutions environnementales et industrielles. On observe donc à la fois la convergence de mouvements qui s’interrogeaient sur différents sujets et cette spontanéité due au mouvement social du 18 octobre.

Ce 25 octobre sera donc une date importante ?

Je pense que c’est un moment historique. Car il aura fallu plus de trente ans au Chili pour parvenir à cette étape cruciale.
 
Voir l’armée dans la rue, ça a réveillé des souvenirs affreux.Mathilde Allain
Il faut garder à l'esprit qu'il y a eu une répression énorme le 18 octobre 2019. Il ne faut pas oublier que les Chiliens ont été confrontés à une violence inouïe. Peut-être que leurs parents et grands-parents leur avaient parlé de l’armée dans la rue. Mais là, ils l'ont vue pour la première fois. Voir l’armée dans la rue, ça a réveillé des souvenirs affreux.

Pendant la mobilisation de l'an dernier, on parle de 26 morts, entre 352 et 460 personnes qui ont perdu un œil, plus de 5500 blessés. On a compté au moins 246 victimes de violences sexuelles dont plusieurs viols, de personnes qui ont subi des attouchements, des tortures, selon Amnesty International. Il y a eu 12500 personnes admises aux urgences à l’hôpital pendant les manifestations. Amnesty et l’ONU ont mis en avant l’usage disproportionné de la force par les carabiniers – les forces de maintien de l’ordre au Chili - et par l’armée.

(RE)voir : Le Haut Commissariat des Nations unies dénonce la répression policière
TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...

Le Chili est un pays très divisé, ce n’est pas pour rien que les héritiers du pinochétisme sont restés présents au Congrès et ont continué à peser sur le débat public. Il y a aujourd'hui des espoirs de changement, mais aussi une campagne politique orchestrée par la droite qui instrumentalise la peur en usant d’arguments tels que « vous allez remettre en cause le miracle économique chilien ».

Est-ce que politiquement la réforme a une chance de passer ?

Cette réforme ne fait pas l'unanimité car on touche à la fois au quotidien des personnes et à des intérêts bien installés depuis des générations. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a une mobilisation importante des Chiliens qui se sont exprimés dans la rue pour changer cette Constitution.
 
Nous sommes en train de vivre un épisode clé de l’histoire du Chili mais aussi de l’Amérique latine.Mathilde Allain
Pour moi, la question la plus épineuse dans un avenir proche c’est la manière dont on va changer la Constitution. Qui la change et quel en sera le contenu ? C’est une société qui est invitée à se repenser elle-même, qui s’est construite depuis quarante ans dans ce contexte.

On touche clairement à l’héritage du modèle néo-libéral installé par Pinochet grâce aux « Chicago boys », ces économistes néo-classiques qui sont venus faire du Chili un laboratoire du néo-libéralisme. Il y a de nombreuses familles qui se sont enrichies grâce à ce système, et ce sont des familles puissantes.
Donc il y a un rapport de force.

Nous avons un vote dans un contexte de crise sociale exacerbée en raison de la crise du Covid qui a fragilisé encore plus les classes populaires. C'est à la fois un moment attendu par ceux qui ont vécu la chute d'Allende en 1973 mais surtout voulu par toute une partie de la jeunesse qui se réapproprie son avenir.

Nous sommes en train de vivre un épisode clé de l’histoire du Chili, mais aussi de l’Amérique latine.