A peine amortie l'onde de choc des attentats terroristes, c'est une période à haut risque politique intérieur qui s'ouvre en France pour le pouvoir socialiste. Le conflit, cette fois, ne concerne ni Daech ni le fondamentalisme et pas non plus des mesures sécuritaires ou symboliques contestées - restriction des libertés, prolongation de l’État d'urgence, déchéance de nationalité… -, toujours d'actualité mais déjà reléguées au second plan dans la course du quinquennat finissant. La secousse est cette fois d'ordre social. Elle touche à la très sensible question du code du travail, acquis sacré pour les uns, dépassé pour les autres, mais objet depuis des années d'une inlassable complainte patronale.
Une nouvelle fois, la gauche libérale semble s'être résolue en la matière à des remises en causes que la droite, même inspirée du goût sarkosien de la transgression et du clivage, hésitait à affronter. Après une phase préparatoire où se sont succédés dans les médias déclarations et rapports prônant dans un apparent bon sens la « simplification » d'un corpus juridique parfois en effet complexe est venue, mi-février, l'annonce de la réforme gouvernementale. Un « avant projet » défendu par la nouvelle ministre du Travail Myriam El Khomri, en réalité voulu par le Premier ministre Manuel Valls.
Après les lois « Macron » votées l’été dernier - par recours à la procédure de vote bloqué dite 49-3 – pour, disait-on, « libérer la croissance » (privatisation de transports publics, remise en question du repos dominical ...), la future loi El Khomri, dans la même légèreté lexicale, prétend, elle, « instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » (en novlangue, les salariés) .
Elle facilite les licenciements économiques (désormais possibles non plus seulement en cas de malheur mais au besoin pour défendre la « compétitivité ») ainsi que les baisses de revenus ou hausses du temps de travail (accords dits de "préservation de l'emploi"). Le refus du salarié de se plier à ces derniers constitue désormais une cause légalement "réelle et sérieuse" de licenciement.
Elle plafonne les indemnités que peuvent prononcer les prud'hommes (tribunaux du travail paritaires) pour licenciement abusif à quinze mois de salaire au maximum (au dessus de vingt ans d'ancienneté) et supprime le minimum actuel de six mois.
Réalisation inespérée des rêves des organisations patronales. Tollé des syndicats et de la gauche radicale mais aussi d'une partie de la gauche socialiste pourtant théoriquement ... au pouvoir. Le premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis avoue qu'il aura « du mal » à voter le projet. « Trop, c'est trop ! » s'indigne l'ancienne ministre socialiste du Travail et candidate à la présidentielle Martine Aubry. « C’est toute la construction des relations sociales de notre pays qui est mise à bas en renversant la hiérarchie des normes, écrit-elle dans une tribune co-signée avec, notamment, Daniel Cohn-Bendit. Que le patronat institutionnel porte ces revendications, pourquoi pas, même si elles nous paraissent en décalage avec ce que nous disent les entreprises sur le terrain. Mais qu’elles deviennent les lois de la République, sûrement pas ! Pas ça, pas nous, pas la gauche ! ». « Ce gouvernement veut réécrire à l’envers les conquêtes sociales de la gauche», s'indigne un ancien ministre de François Mitterrand, Pierre Joxe, généralement peu turbulent.
Bousculé jusqu'au sein du gouvernement, Manuel Valls affiche l'intransigeance assurée qui lui réussit souvent : « Je ne suis pas troublé par le débat ». « Nous devons impérativement sortir des rigidités qui découragent, des blocages qui empêchent et brident la compétitivité », argumente t-il. « Je veux que notre pays puisse avancer, tranche François Hollande. Il n’y a pas d’autre voie que le mouvement. Rien ne serait pire que l’immobilisme ». Le tandem a montré dans le passé qu'il ne craignait pas d'affronter son propre camp voire, comme dans le débat sur la déchéance de nationalité, de chercher les voix de l'adversaire pour compenser les réticences des siens.
Martine Aubry est présentée comme une social-archaïque du passé, jouant « contre son camp ». La ministre El Khomri laisse entendre (maladroitement ? On doute qu'elle l'ait inventé) que le gouvernement imposera au besoin la loi sans débat en employant à nouveau l'arme du 49-3. En somme, l'exécutif actuel en a vu d'autres, se moque bien des états d'âmes de ses contestataires ou nostalgiques et rien ne le fera dévier.
Plusieurs contrariétés sinon imprévues du moins mal mesurées au départ viennent pourtant ébranler ses certitudes. Le vent mauvais ne vient plus des seules travées du parlement. Lancée à l’initiative d’une militante féministe, Caroline de Haas, une pétition contre la « loi travail » recueille en moins de deux semaines 1.200.000 signatures sur internet.
Un succès sans précédent, un peu laborieusement minimisé. « Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui font les lois de la République », s’indigne vertueusement le tout nouveau écolo-ministre Jean-Vincent Placé. Une pétition, fait-on valoir, est sans valeur juridique et ses scores d’une rigueur douteuse. Des pétitionnaires, prouve-t-on facilement, ont pu signer plusieurs fois sous différentes identités. Certes, mais c’est le cas de toute pétition, papier ou électronique, et les approximations ne changent le résultat qu’à la marge. Aucune n’en avait atteint de semblable, pas même celle, historique, contre le « mariage gay » (700 000 signataires en 2013).
Dans son sillage fleurissent de multiples initiatives. Sur Tweeter, le mot-clé #OnVautMieuxQueÇa recueille, contre le projet de loi, les témoignages de souffrance au travail et de précarité. Dany Caligula, le Stagirite, Usul, Osons Causer, le Fil d’actu, Klaire, Bonjour Tristesse... des dizaines de « Youtubers » (créateurs-diffuseurs de vidéos en ligne) se mobilisent pour « pouvoir vivre sans être réduits à cette seule dimension de travailleur-consommateur ».
Leurs clips ironiques sont vus des centaines de milliers de fois, par un public jeune qu’on croyait déconcerné. Pire, un cycle de manifestations de rues se décide, prenant de court un front syndical dépassé qui s’était péniblement accordé pour une timide et lointaine sortie ... le 31 mars.
Surgie des réseaux sociaux, une première journée d’action est lancée le 9 mars soutenue à la fois par les principales organisations lycéennes et étudiantes ainsi que bon nombre de syndicats de salariés (CGT, FSU, FO, Solidaires...) que le Premier ministre a rencontrés sans rien concéder. D’autres suivront.
Leur ampleur et développement seront examinés à la loupe par un pouvoir qui redoute par dessus tout le cauchemar d’une mobilisation contre lui de la jeunesse, aussi imprévisible que parfois tenace. Il y a dix ans, un mouvement contre le « CPE » (contrat première embauche, assimilé au travail précaire) avait, au fil des mois et de manifestations infatigables, contraint à la reddition un Jacques Chirac et son Premier ministre Dominique de Villepin, non moins résolus.
Le risque est d’autant plus grand pour leurs successeurs d’aujourd’hui que l’opinion leur est hostile. Alors qu'elle a suivi - malgré une fronde de gauche - le pouvoir sur des sujets présentés comme « sécuritaires » tels la déchéance de nationalité, 70 % des Français (presque autant à droite qu’à gauche) se disent opposés à la réforme du code du travail proposée par le gouvernement. Pire, cette proportion tend à s'accroître (sondage Odoxa – Le Parisien Aujourd’hui).
« La communication n’a pas été réussie », feint de regretter aujourd’hui Manuel Valls. Plaisante litote, mais aussi façon classique de faire peser sur d’autres le mécontentement tout en défendant une réforme dont il est, selon un conseiller démissionnaire de Myriam El Khomri, le principal et opiniâtre maître d’œuvre. Dans quel dessein ? La réponse est moins évidente qu'il n'y paraît.
Dans le déjà lourd contexte de « guerre » déclarée solennellement par l’exécutif au lendemain des attentats du 13 novembre, l’intérêt d’ouvrir - en fin de mandat présidentiel et législatif - un nouveau front au sein d’une société française exténuée n’a rien d’éclatant.
Du point de vue même des entreprises, la victoire reste à certains égards avant tout morale, réduisant encore la position légale du salarié rebaptisé actif. Mais si la « simplification » célébrée apporte en effet à ses dirigeants une « sécurité juridique » accrue, ces derniers ont fort bien su s'en passer jusqu'alors pour licencier selon leurs besoins. Les quelques jugements contraires n'ont pas empêché dans le passé la multiplication des plans sociaux.
Quant aux indemnités accordées par les prud'hommes, elles ne dépassent pas si souvent dans les faits le futur plafond prévu par la loi. Une mesure pour inverser la courbe du chômage, obsession proclamée du quinquennat ? Nul ne croit bien sérieusement que plus de latitude dans les licenciements ou moins d'indemnisation améliore d'une unité les chiffres de l'emploi.
En s'engageant dans cette – ultime ? – bataille dont il sait le terrain miné et le bénéfice économique improbable, le Premier ministre – comme François Hollande sur la question de la déchéance de nationalité - accomplit d'abord un geste politique. S'il passe en force, il confirme la rupture avec ceux de son camp demeurés fidèles à un certain patrimoine socialiste. Mais Manuel Valls ne craint pas cette « clarification » nécessaire à la recomposition à l'américaine qu'il souhaite, vers un parti "démocrate".
S'il est à l'inverse sacrifié par François Hollande – dont les options sont voisines mais l'agenda différent -, il sera tombé au champ d'honneur d'un combat emblématique contre les « conservatismes » et pourra, dans la même veine que Nicolas Sarkozy, faire fructifier la reconnaissance d'un certain électorat.
A un an de la présidentielle et à quelques mois d'une primaire éventuelle où l'applaudimètre primera sur le fond, le moment est opportun d'un point de vue politicien. Il suppose un trait tiré sur des valeurs historiques et sur une frange de ce qui fut le « peuple de gauche », mais c'est un deuil déjà bien avancé.