Fil d'Ariane
« On ne parle pas là de Syriens qui fuient les bombardements du régime (…). On parle d’Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, et qui essayent juste de sauver leur vie ».
Comme cette déclaration d’un journaliste sur BFMTV le jeudi 24 février, plusieurs comparaisons politique ou médiatique entre le sort des réfugiés ukrainiens et celui de ceux venant d’autres parties du monde, en particulier du Moyen-Orient, font débat depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine.
Certains évoquent ainsi l’émotion de voir des « Européens aux cheveux blonds et aux yeux bleus » se faire tuer (un officiel ukrainien sur la BBC), d’autres une « immigration de grande qualité, dont on pourra tirer profit » (le président de la commission des Affaires étrangères à l'Assemblée nationale sur Europe 1), ou encore une « ville relativement civilisée, relativement européenne » (un correspondant sur CBS).
Au point que l’association des journalistes arabes et moyen-orientaux a diffusé un communiqué le 27 février, condamnant une couverture « orientaliste, raciste ».
The Arab and Middle Eastern Journalists Association just issued a statement regarding the racist coverage of Ukraine that saw dehumanizing, superior, and insulting comparisons to the Middle East. @AMEJA See here + https://t.co/S9EeL7ypnI pic.twitter.com/XAokynFoDs
— Laura Albast (@Lau_Bast) February 27, 2022
Mahdis Keshavarz, membre de la direction de l’association, souligne un « point aveugle » dans le journalisme. « Il ne s’agit pas de détourner l’attention du drame en Ukraine, explique-t-elle. C'est un moment où nous essayons de relever la barre pour les journalistes et de leur montrer que nous avons des préjugés explicites et implicites, lorsqu'il s'agit de populations minoritaires, que nous voyons se manifester dans la couverture médiatique ». Un sujet nécessaire mais « inconfortable », puisque « dans les médias, nous aimons penser que nous sommes entièrement objectifs ».
Selon elle, cette iniquité s’explique aussi par un manque de diversité dans les rédactions. Le communiqué de l’association se veut ainsi « une réponse directe » aux journalistes arabes qui leur ont fait part de leur sentiment d’être « ignorés et effacés » de médias qui ne considèrent pas leurs expériences à la même hauteur que celles des Européens.
La journaliste appelle donc les médias à s’interroger sur la formation de leurs correspondants, les biais européo-centrés, et à se poser des questions sur le prisme à travers lequel ils couvrent des sujets sensibles. Par exemple : « Est-ce que je comprends le contexte dans lequel vivent les personnes sur lesquelles j'écris ? Est-ce que je construis leur altérité d'une manière si éloignée de ma propre humanité que mes lecteurs ou téléspectateurs ne les verront pas comme des égaux ? ».
La place accordée à la guerre en Ukraine et à l’afflux de réfugiés, en comparaison avec les conflits dans d’autres pays du monde, a aussi été critiquée. Bien sûr, les médias européens se sentent davantage concernés par une invasion qui touche directement le territoire du continent.
Au sujet des réfugiés, « on parle des conséquences migratoires des guerres lorsqu’elles sont susceptibles de nous concerner en Europe. Qui a parlé de la guerre civile au Soudan du Sud, alors que ça a provoqué un mouvement de population de pratiquement 2 millions de personnes, principalement vers le Burundi ? Parce que les Sud-soudanais n'arrivent pas jusqu'en Europe », souligne Matthieu Tardis, responsable du Centre migrations et citoyennetés de l'Ifri.
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Par ailleurs, une couverture médiatique biaisée participe selon les chercheurs à nourrir un discours politique similaire. Par exemple, Sarah Schneider-Strawczynski a étudié la manière dont parler de migrations à la télévision polarise les attitudes des téléspectateurs. Selon elle, ce genre de discours pourrait aujourd’hui avoir le même effet.
Pour Mahdis Keshavarz, la manière dont les journalistes couvrent un sujet comme celui-là influence aussi l’opinion publique, puis les politiques, et la part de réfugiés qu’ils sont prêts ou non à accueillir.
Le langage lui-même interroge : plus question de « protection contre des flux migratoires irréguliers », comme le déclarait Emmanuel Macron à Kaboul l’été dernier, rappelle l’avocat Vincent Souty, membre de l’Association pour le droit des étrangers. Selon Matthieu Tardis, l’utilisation unanime du terme réfugiés, par rapport à la « crise migratoire » habituelle, est aussi symbolique.
Cette critique adressée aux médias rejoint celle qui concerne le paysage politique. Des trains gratuits de la SNCF à l’activation possible de la directive de « protection temporaire » à l’échelle européenne, des observateurs ou acteurs du secteur de l’aide aux réfugiés expriment une certaine amertume face à une « solidarité à géométrie variable ».
Sans compter les déclarations racistes de certains responsables politiques, comme le premier ministre bulgare qui a affirmé : « Ce sont pas les réfugiés auxquels nous sommes habitués(…) Ces gens sont des Européens. Ils sont intelligents, ils sont éduqués ».
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En réponse, Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de la Cimade, appelle par exemple la SNCF à étendre la gratuité des trains à tous les demandeurs d’asile ou réfugiés. Une demande de longue date pour l’association de soutien aux exilés.
« On ne peut pas affirmer qu’on va aider les Ukrainiens tout en déchirant les tentes des migrants de Calais. C’est clair qu’il y a une incohérence », reproche-t-elle, tout en dénonçant « les débats inacceptables entre bons et mauvais réfugiés ».
C’est étonnant que, mystérieusement, on puisse trouver des places très rapidement (pour les réfugiés ukrainiens), alors qu’on entend d’habitude en audience qu’il n’y en a plus.
Vincent Souty, avocat.
L’avocat Vincent Souty rappelle que l’Office Français de l'Immigration et de l'Intégration, dont le directeur vient d’affirmer que « les capacités d'accueil seront trouvées » pour les réfugiés ukrainiens, leur oppose d’habitude l’argument de la saturation. « C’est étonnant que, mystérieusement, on puisse trouver des places très rapidement, alors qu’on entend d’habitude en audience qu’il n’y en a plus », ironise-t-il. On sent bien que quelque chose se débloque, qu’on n’a pas entendu de la même manière pour les Syriens, les Afghans,… ».
« On voudrait se dire que ça pourrait être l’occasion d’une prise de conscience générale. Mais l’air du temps est plutôt imprégné d’un discours sur le fait qu’il faudrait se protéger, fermer les frontières,…Ce qui laisse d’autant plus apparaître le décalage », ajoute Fanélie Carrey-Conte.
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Matthieu Tardis doute aussi que le mouvement de solidarité envers les Ukrainiens bénéficie aux autres réfugiés. Selon lui, la hiérarchisation dans certains discours médiatiques et politiques pourraient même nourrir « les politiques sécuritaires et identitaires » excluant les non-européens.
Alors pourquoi une telle différence entre le traitement réservé – pour l’instant – aux potentiels réfugiés ukrainiens, et celui qui touchent les autres d’habitude ?
Matthieu Tardis l’explique par la proximité de l’Ukraine avec l’Union Européenne, qui rend les pays limitrophes « concernés en première ligne ». De plus, il rappelle que déjà plus de 800 000 Ukrainiens (d’après les derniers chiffres du Haut-Commissariat de l’ONU) ont fui le pays vers les États voisins. « Si on poursuit sur ce rythme, ce sera beaucoup plus important qu’en 2015 (lors de l’arrivée de réfugiés syriens, NDLR) ».
Pour Heba Gowayed, au contraire, le racisme et l’islamophobie expliquent majoritairement ce double standard. Elle vient d’écrire un livre qui analyse l’expérience des Syriens réfugiés en Europe ou en Amérique du Nord.
« Nous assistons à une situation où les mêmes pays qui ont longtemps refusé d’accueillir des réfugiés ouvrent leurs frontières aux Ukrainiens. Bien que je sois très heureuse de voir cet accueil pour les Ukrainiens, il y a lieu de s'inquiéter qu’il ne soit pas offert à d'autres personnes qui ont également besoin d'un refuge, mais qui sont criminalisés et diabolisés », dénonce la sociologue à l’université de Boston. À cela s'ajoute la discrimination aux frontières parmi les populations mêmes qui fuient l'Ukraine actuellement.
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Sarah Schneider-Strawczynski cite de son côté une recherche menée dans 15 pays d’Europe, intitulée « How economic, humanitarian, and religious concerns shape European attitudes toward asylum seekers », selon laquelle l'un des principaux biais fondant la réticence des populations vis-à-vis de l’accueil de certains réfugiés est un « biais antimusulman ». Elle ajoute : « La population semble moins réticente à accueillir des réfugiés avec qui ils trouvent qu'ils auraient une moins grande « distance culturelle » ».
Heba Gowayed nuance cette notion de proximité culturelle en rappelant que le sentiment d’identification relève aussi de construction sociale. « La Turquie et la Grèce sont juste à côté l'une de l'autre. La proximité n'implique pas nécessairement l'identification. Nous devons réfléchir au contexte social qui sous-tend ces sentiments ».
Pour elle, cette situation a permis de révéler un contraste connu depuis longtemps en ce qui concerne « les modèles de migration, le racisme et la discrimination, notamment aux frontières ». L’arrivée des Ukrainiens déstabiliseraient ainsi l’image majoritaire que le mot réfugié charriait ces dernières années en Europe.
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Malgré cet enthousiasme initial et ce mouvement solidaire, beaucoup restent toutefois prudents quant à la réalité des politiques d’accueil qui vont suivre sur le long terme. L’arrivée dans un pays ne signifie en effet pas une intégration facile. Heba Gowayed rappelle que les immigrés d’Europe de l’Est subissent par exemple des discriminations sur le marché du travail dans certains pays occidentaux.
Comme pour les Syriens au milieu des années 2010, dans les pays d’asile, « la solidarité se transforme en frustration, qui se transforme en rejet et en marginalisation ».
Ce potentiel mouvement migratoire intra-européen, inédit depuis la guerre dans les Balkans dans les années 1990, pose selon la sociologue de nouvelles questions. « Les Ukrainiens entrent dans un monde où nos systèmes de refuge sont structurés en partant du principe que la personne demandant l'asile sera noire, arabe, originaire d'Afrique ou d'Asie. Et il s'agit de savoir à présent si les systèmes européens vont évoluer pour s'adapter, si cette évolution va se répercuter sur d'autres personnes, ou si les Ukrainiens, eux aussi, vont être déçus face à un système d'asile qui fait peu pour soutenir les personnes qu'il accueille. »