Réfugiés syriens au Liban : l’hostilité en mode crescendo

Dans un pays de 4 millions d’habitants, la présence de 1,5 millions de réfugiés, accueillis à bras ouverts depuis six ans, a attisé, à l’ombre d’une longévité imprévue du conflit voisin, une forme de xénophobie. Des mesures ségrégationnistes ont été prises, aux retombées potentiellement douteuses.
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"À chaque ignoble Syrien, vas-t-en!"
"À chaque ignoble Syrien, va-t-en!" dit le tag sur le mur d'une maison à Beyrouth. La mention "Syrien" en noir est rayée et remplacée par "raciste" en vert. (Photo Bachir el Khoury)
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« Les Syriens vivent désormais dans la peur (…) Le réfugié est devenu, aux yeux des Libanais, la cause de tous leurs maux (…) », regrette Achraf Alhafny, réfugié au Liban depuis plusieurs années et responsable d’une ONG locale baptisée « Lamsat Ward».  « Cette perception erronée fait même l’objet de plaisanteries entre nous. À chaque incident dans le pays, aussi moindre et déconnecté soit-il de la question des réfugiés, on se charrie mutuellement entre amis en disant « si ça s’est produit, c’est parce que tu es Syrien », ironise ce trentenaire, le sourire nerveux.

Si l’humour et l’autodérision semblent inévitables pour se protéger, derrière ces palliatifs se cache une réalité bien moins humoristique. Dans plusieurs villes, villages et faubourgs du Liban, les Syriens, accueillis à bras ouverts en 2011, subissent depuis trois ans une forme d’hostilité, voire de xénophobie, qui ne cesse de gagner du terrain, à mesure que les perspectives d’une fin de la guerre en Syrie s’éloignent.

Dans notre localité, des patrouilles sillonnent les quartiers 24h/24 tandis qu’une liste des réfugiés a été mise en place avec le nom de chaque Syrien, son âge, son statut personnel et son adresse afin de contrôler au plus près leurs mouvements

Après la vague de couvre-feux imposés par de nombreuses municipalités l’an dernier, interdisant, à titre préventif, aux réfugiés de circuler librement à partir d’une heure précise, certaines d’entre elles sont désormais passées à la fermeture au forceps de boutiques et de commerces tenus par des Syriens, contraignant, en parallèle, les entreprises locales à recruter uniquement « Libanais ».
Boutique fermée
Ce snack de falafel dans la localité de Hadath a été fermé au forceps, "en application de l'arrêté ministériel du 17 janvier 2017", selon Georges Haddad. (Photo : Bachir El Khoury)
« Ce phénomène se propage désormais comme une traînée de poudre. C’est la nouvelle tendance. À Hadath, à Choueifate, et dans d’autres municipalités, des mesures drastiques ont été appliquées allant à l’encontre des conventions internationales des droits de l’Homme et du droit de Travail », déplore Hachem Adnan, activiste politique et l’un des organisateurs d’une première marche antiraciste en juillet dernier visant à dénoncer une discrimination croissante à l’égard de la population syrienne.


« Dans notre localité, des patrouilles sillonnent les quartiers 24h/24 tandis qu’une liste des réfugiés a été mise en place avec le nom de chaque Syrien, son âge, son statut personnel et son adresse afin de contrôler au plus près leurs mouvements et éviter tout éventuel incident sécuritaire », avoue Georges Haddad, membre du conseil municipal de la localité de Hadath, dans la banlieue-Sud de Beyrouth.

« Nous cherchons aussi à protéger nos concitoyens contre la concurrence féroce de la main d’œuvre syrienne. C’est dans cette optique que nous avons averti en début d’année tous les commerçants non libanais de mettre la clé sous la porte dans un délai maximal de deux semaines (…) Cela a créé une grande différence pour les habitants, dont certains étaient au chômage depuis presque deux ans », se réjouit le responsable municipal.   

Un arrêté discriminatoire

Catalysée par un arrêté daté de janvier dernier en vertu duquel le ministère du Travail a dressé une liste de professions libérales et d’emplois où seuls les Libanais sont éligibles à l’exercice, cette nouvelle tendance inquiète plus d’un observateur, tandis que le modus operandi de son application est contestée par des spécialistes.

« Ces mesures sont techniquement conformes à l’arrêté ministériel ainsi qu'à la loi du travail, qui est déjà discriminatoire à la base (…). Le problème se situe néanmoins à un autre niveau: d’abord, il n’est pas du ressort des municipalités mais du ministère du Travail de constater les infractions, puis de procéder à une éventuelle fermeture de tel ou tel commerce, de paire avec le ministère de l'Intérieur, et par ricochet, avec la police municipale. Ensuite il existerait des abus dans l'application, notamment pour les commerces créés sur la base d'un partenariat entre un Libanais et un Syrien, où ce dernier gère l'activité au quotidien et par conséquent projette l’image, en vitrine, de propriétaire de l’enseigne. Or dans ce cas, il n’y a aucune infraction », explique Karim el Mufti,

À Tripoli, une ville majoritairement sunnite, dont les habitants ont longtemps soutenu la cause des réfugiés, les snacks, petites épiceries et autres types de commerces tombent ainsi l’un après l’autre depuis six semaines. « Les habitants sont totalement mobilisés depuis ce décret. Même un joaillier veut désormais fermer le business d’un camionneur syrien ! Cela n’a jamais été le cas auparavant», s’indigne Achraf. « Certains commerçants syriens ont même décidé de fermer boutique préventivement pour éviter l’humiliation », ajoute-t-il.

Marché repris
Ce marché de légumes et de fruits était tenu durant plus de deux ans par des Syriens avant de passer récemment aux mains de Libanais. (Photo : Bachir El Khoury)

Ce phénomène, « alimenté par certains responsables à des fins électorales » à l’approche du prochain scrutin législatif, selon Hachem Adnan, contraste, en effet, largement avec la générosité et l’empathie des Libanais au début du soulèvement en Syrie en 2011. Son expansion est essentiellement lié à la durée d’une guerre, ayant amorcé sa 7e année le 15 mars dernier, ainsi qu’aux retombées « négatives » de la présence de plus de 1,5 million de réfugiés pour une population résidente de 4 millions — un ratio inégalé à l’échelle mondiale. Selon le FMI, cela a exercé une importante pression sur le marché de l’emploi, propulsant le chômage à plus de 20% de la population active, tandis que 150 000 personnes auraient basculé sous le seuil de la pauvreté, selon l’institution, portant à plus de 30% le taux global des ménages vivant dans des conditions extrêmes.

Montée de la grogne sociale

Face à cette détérioration, les symptômes de la grogne sociale sont devenus plus visibles. Début mars, les commerçants d’Ali al-Nahri, une localité située dans la plaine de la Bekaa, limitrophe de la Syrie, ont organisé un sit-in durant trois jours consécutifs pour protester contre l’« invasion de la main d’œuvre syrienne », tandis que des graffitis à caractère raciste, appelant au départ des réfugiés, émergent depuis quelque temps sur certains murs de la capitale. Ces récentes expressions variées d’un ras-le bol en crescendo viennent se greffer à des actes criminels, à l’instar de l’incendie déclenché dans un camp de réfugiés en juillet dernier dans le Akkar, au nord du pays. 

Risque de radicalisation

« C’est doublement injuste ! », s’indigne Hachem. « D’abord, la dégradation du niveau de vie n’est pas lié aux réfugiés, transformés en boucs-émissaires, mais plutôt à une mauvaise conjoncture économique due aux tensions locales et régionales, dont la guerre en Syrie, dans laquelle nous sommes nous-même impliqués ! », déplore le jeune activiste, en allusion au Hezbollah, impliqué dans le conflit voisin depuis 2012, au côté de Bachar el Assad. « Ensuite ces travailleurs et ces familles contribuent à l’économie, à travers leur travail et la consommation sur le marché local. On les exploite jusqu’au bout, on leur paie des miettes et en même temps on veut les mettre à la porte ! », dénonce-t-il.  

Des propos confirmés par Chawki Fakhry, un ingénieur travaillant dans la viticulture à Deir el Ahmar, un village chrétien non loin de la frontière syrienne.
« Notre municipalité a voulu, dans la mouvance actuelle, interdire le travail aux Syriens (…) sachant que nous avons 150 ouvriers qui sont jour et nuit sur les champs. Les renvoyer c’est se tirer une balle dans le pied ! », assure-t-il.

Mais au-delà des pertes et des gains économiques, les mesures actuelles risquent d’appauvrir surtout une population déjà largement paupérisée et de prêter ainsi le flanc à une montée du radicalisme.
« Les réfugiés sont aujourd’hui soumis à une double pression, économique et morale. Dans un environnement aussi hostile, oppressant et vulnérable, il devient beaucoup plus facile pour les organisations extrémistes, qui s’infiltrent de plus en plus dans les camps, de recruter des adhérents. C’est là le vrai danger ! Et cela risque de mettre en péril la paix civile », prévient Hachem Adnan.