Fil d'Ariane
Sur une population réfugiée de Syrie au Liban de plus de 1,2 million, selon les derniers chiffres de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UHCR), 400 000 enfants Syriens ont entre 6 et 17 ans, et seulement 106 000 d'entre eux ont accès aux écoles publiques libanaises. Les plus chanceux vont dans des écoles privées, d'autres dans des écoles organisées par les ONG locales dans les camps informels, tandis que beaucoup sont en-dehors du système éducatif.
Quand les organismes humanitaires ont commencé à travailler avec la population réfugiée syrienne au Liban en 2012, la question de l'éducation était loin d'être prioritaire. « Nous étions dans l'urgence, donc nous avons soutenu des activités non-formelles menées par les associations, comme des loisirs, du soutien psycho-social, avant de financer des programmes éducatifs proches du programme libanais dans les écoles publiques », explique Soha Boustani, porte-parole de l'Unicef (Fonds des Nations unies pour l'enfance) à Beyrouth. « Ce n'est qu'en décembre 2013 que le gouvernement libanais a officiellement demandé de l'aide pour intégrer les enfants syriens dans le système, dit formel, des écoles publiques. »
A la même période, de nombreuses initiatives isolées, menées par des associations et ONG libanaises ou syriennes, se lancent, comme celle de Kayani, Basmeh wa Zeitooneh, Beyond, ou encore Alphabete. Beyond recevait des fonds de l'Unicef pour le bon fonctionnement de ses « tentes-écoles » situées dans la Bekaa et autour de Tripoli, au Nord du Liban. « Maintenant, nous ne sommes aidés que pour notre programme de protection », souligne Maria Assi, directrice générale de l'association libanaise. « Nous arrivions encore à maintenir notre programme "Play and Learn", qui développe les connaissances des 1200 enfants dont nous nous occupons au travers d'activités créatives, mais que se passera-t-il à la rentrée ? »
L'Unicef plaide son désengagement des ONG locales par le biais du diplôme, comme le souligne Soha Boustani : « Les enfants doivent être accrédités pour continuer leurs études après le secondaire, or l'éducation informelle ne le permet pas. Nous avons établi tout un programme de coordination avec le Ministère de l’éducation libanais, appelé RACE. » Établi en 2014, , il a vocation à intégrer 150 000 enfants syriens dans le système formel lors de l'année scolaire 2014-2015, soit deux fois plus que l'an passé, et 200 000 de plus en 2016. « Pour l'école du matin, les capacités ont été très vite atteintes, donc nous avons instauré des sessions l'après-midi », ajoute-t-elle.
Il existe 2800 écoles publiques au Liban, dont 42 ont été restaurées entre 2013 et 2014 par l'UNHCR. 46 000 enfants syriens ont pu intégrer l'école du matin, contre 60 000 l'après-midi. L'Unicef aide financièrement à hauteur de 60 dollars d'inscription par enfant par an, mais les coûts sont bien plus élevés : 363 dollars par enfant par an pour le matin, 600 dollars pour la deuxième session. L'UNHCR aide financièrement, mais aussi techniquement, en travaillant avec le Ministère sur le contenu même du programme et sur la formation des professeurs, peu habitués aux différents niveaux et besoins dont les nouvelles classes regorgent.
Au-delà du problème de diplôme, il existe une défiance des organismes internationaux envers les ONG syriennes et libanaises qui s'occupent aussi du volet éducatif. « Ce ne sont pas des écoles », rectifie Miriam Azar, communicante d'urgence à Unicef. « Il s'agit de centres d'information informelle et de loisirs. Nous continuons bien sûr à soutenir certaines initiatives, mais ce doit être des ONG libanaises, avec des critères très strictes : enregistrées, avec deux à trois ans d'expérience, un rapport financier annuel, et pas d'affiliation politique ou religieuse. » Ainsi, les centres communautaires d'AMEL et d'Intersource, par exemple, sont toujours aidés. « Ils offrent des cours d'alphabétisation, d'arabe et d'anglais, ce qui aide les enfants à obtenir le niveau nécessaire pour intégrer les écoles publiques, la majorité n'ayant jamais été en classe », décrit Lisa Abou Khaled, porte-parole d'UNHCR.
« Pour nous, les activités informelles ne sont pas une bonne alternative. » Une opinion appuyée par Soha Bou Chabka, coordinatrice pour l'Unicef auprès du Ministère de l’Éducation : « On préfère que les enfants soient dans un environnement sûr et contrôlé par le système éducatif libanais, et un camp n'est jamais sûr ». Elle pointe également du doigt certaines ONG, telles que Relief International, qui « viennent récupérer les enfants dans les écoles publiques pour assurer leurs financements », avant d'admettre : « Bien sûr, n'importe quoi, c'est mieux que rien, mais il faut s'assurer que les enfants connaissent leurs options et niveau ».
Faire mieux que rien semble bien être le maître-mot des ONG qui fournissent des cours dans ou près des camps informels où vivent les réfugiés syriens. Ainsi, dans le camp palestinien de Chatila, dans les bureaux de l'association syrienne Basmeh wa Zeitooneh, son co-fondateur George Talamas estime que leur travail dans le camp, auprès de 400 élèves, « n'est pas l'idéal mais mieux que rien ». « Avec les enfants, n'importe quoi c'est bien », souligne-t-il. « Quand j'entends qu'une ONG ou un groupe fait quelque chose, je suis positif. C'est bien que de jeunes Syriens travaillent, mieux que quand on attend que des gens s'occupent de nous. »
Ces associations ont développé sur le tard des modèles alternatifs d'éducation, le plus souvent basés sur le programme pédagogique libanais . Ce qui comprend un apprentissage des langues, essentiel au Liban où les cours sont donnés en Français ou en Anglais, contrairement à la Syrie où tout se fait en Arabe. Ainsi, Kayani et Alphabete se sont basés sur les compétences de l'association libanaise Ana Aqra, qui soutient les élèves et professeurs en difficulté et encourage l'alphabétisation.
Dans la zone d'Anhrye, à Bar Elias dans la Bekaa, une bénévole d'Ana Aqra, Greta Fahel, est devenue la responsable éducative de l'une des trois écoles ouvertes par l'ONG libanaise Kayani, fondée par Nora Joumblatt fin 2013, dans la région. « J'ai moi-même enseigné pendant 20 ans dans les écoles publiques, je connais donc le programme et peux le faire appliquer aux enseignants », explique-t-elle. « Je suis en charge de la formation, une semaine avant le début du travail, j'assure le suivi quotidien et j'organise une réunion de mise à niveau tous les trois jours. »
Mathématiques, sciences, géographie, arabe et anglais sont enseignés dans les écoles de Kayani, sans compter des heures réservées au soutien psycho-social et à l'éducation civique. Dans des écoles en dur, construites respectueuses de l'environnement, près de 1300 élèves, recevant uniformes, matériel scolaire et déjeuner, bénéficient de ces cours. Un modèle qui a porté ses fruits : 120 élèves ont été intégrés dans les écoles libanaises cette année.
L'intégration dans le système formel n'est cependant pas la fin de la route pour ces enfants, à qui il arrive de revenir dans les écoles informelles. C'est le cas d'une dizaine d'enfants, sur les 20 que Basmeh wa Zeitooneh a réussi à envoyer cette année dans les écoles publiques. « Beaucoup reviennent après seulement un à deux mois car ils sont maltraités », décrit Aïda Hussein, qui gère les activités de l'après-midi à l'association. « On entend dire par beaucoup d'enfants qu'ils se font taper sur les doigts avec des bâtons en bois, qu'ils se font crier dessus et humilier en classe, et qu'on leur demande même de nettoyer les toilettes ! »
Interrogée à ce propos au Ministère de l’Éducation, Soha Bou Chabka confirme l'information, mais tempère : « Bien sûr qu'il y a du racisme et des problèmes, mais dans les camps l'éducation n'est vraiment pas sûre, pas contrôlée, des fois des ONG islamiques les prennent en charge. Il y a beaucoup de choses à améliorer dans les écoles publiques, il nous reste beaucoup de travail, concernant notamment le niveau et les infrastructures, sans compter l'acceptation des étrangers ».
Les activités éducatives des associations et ONG du système informel sont cependant menacées par la difficulté de trouver des fonds réguliers et suffisants, à l'image d'Alphabete. « Dès 2012, nous avons installé des tentes-écoles dans 10 camps de la Bekaa, nous avons aujourd'hui 1200 enfants à notre charge », raconte Ranim Ganama, fondatrice syrienne de l'organisation.
« Nous n'avons rien touché de la part de l'Unicef car nous sommes seulement des Syriens à travailler, en langue arabe qui plus est. C'est un choix que nous avons fait, pour que les enfants ne perdent pas leur sentiment d'appartenance. Nous dépendons donc de dons privés, des amis le plus souvent, mais chaque mois j'ai peur de ne pas récolter assez d'argent pour tout faire fonctionner. »
Kayani dépend également de donateurs privés, depuis une collecte de fonds qui leur a permis de construire les premières écoles, et une collaboration avec AUB, mais n’hésite pas non plus à contacter les institutions. « Une année de scolarité par enfant coûte plus de 600 dollars, sans compter le personnel », décrit Nora Joumblatt. « Après la collecte, la famille Kosbary et le Rotary Club ont donné de l'argent pour le fonctionnement des écoles, mais il va encore falloir trouver d'autres fonds, auprès de privés, de fondations et de particuliers. Heureusement, l'organisation Save the Children finance les salaires des professeurs dans deux écoles. »
La même configuration se prête pour l'école de Basmeh wa Zeitooneh à Chatila, dont l'éducation des 400 élèves est assurée grâce au financement de Save the Children, tandis que les activités annexes dépendent de différents donateurs, fondations et privés, et que les loisirs de l'après-midi sont le fait de bénévoles. Mais ces aides peuvent s'arrêter du jour au lendemain, ce qui inquiète fortement George Talamas : « On a besoin d'argent pour travailler avec ces enfants, dans ce pays il est très difficile de faire quelque chose sans financement ».
Un manque de stabilité financière qui n'est pas réservé au système informel. En effet, Soha Bou Chabka pointe du doigt un manque d'investissement de la communauté internationale : « Si les Nations Unies donnaient plus de moyens aux cours de l'après-midi, ce serait possible pour tous les enfants ! ». En avril 2015, Unicef a réalisé un appel aux dons internationaux, en soulignant que sur les 116 millions de dollars qu'il faudrait pour réaliser leurs projets, l'institution n'avait reçu que 46 millions, soit un manque à gagner de 70. millions.
Une source souhaitant rester anonyme, proche du Ministère de l’Éducation, accuse d'ailleurs celui-ci de détourner les fonds à son propre compte. Et ceci tout en lançant de nouveaux projets afin d'améliorer l'intégration des Syriens au Liban. Par exemple, afin d'intégrer plus d'enfants syriens dans le système formel, un projet pilote vient de débuter le mardi 21 juillet : l'ALP (Programme de Connaissance Accélérée), une initiative d'Unicef, avec le Centre de Recherche et de Développement Pédagogiques (CERDP), une branche du Ministère de l’Éducation. Elle vise à faire rattraper à 10 000 enfants de 6 à 15 ans, soit neuf niveaux différents, l'équivalent d'un an de scolarité en une session de quatre mois. « C'est un projet pilote qui se base sur ce qu'on appelle l'éducation universelle basique », explique Soha Boustani. « C'est système pré-formel plutôt que formel. Mais au moins, le Ministère assure des places pour les participants dans les écoles publiques. »
Chaque enfant coûte 350 dollars par session, un coût que le Ministère aimerait faire redescendre sur les ONG, qui elles-mêmes attendent de l'aide pour continuer leurs activités. « Au final, ce n'est pas un problème de capacités, mais de budget, car tout est possible pour les enfants », résume avec amertume Soha Bou Chabka.
Dans tout cet imbroglio, une lueur positive pour ces jeunes syriens qui peuvent accéder à l'éducation. Que ce soit formel ou informel, des cours d'éducation civique leur sont proposés, un domaine qui a même été renforcé dans les écoles publiques. Respect, tolérance, anti-sexisme, hygiène, communication, paix et solidarité, sont autant de thèmes abordés par les professeurs et travailleurs sociaux, qui espèrent par ce biais aider de jeunes générations de Syriens et Libanais à dépasser les préjugés et la guerre.