Fil d'Ariane
Mais avant cette « délivrance », le chemin parcouru par les Hemo n’a pas été des moins ardus. « Nous étions rentrés au Liban en 2012 de manière clandestine, après avoir marché des dizaines de kilomètres, traversé des montagnes, et dormi dans des champs à même la terre », se souvient Abdallah, le visage fatigué.
Originaire de Qamishli, la capitale de la province de Hassakeh, dont le contrôle est partagé entre les forces kurdes et celles du régime, la famille a attendu un an après son atterrissage à Beyrouth avant de s’enregistrer auprès du HCR. « Nous étions terrorisés à l’idée de devoir traverser un poste frontalier, de ne pas être autorisés à franchir ou encore de se révéler auprès des autorités concernées, car nous n’avions aucun papier officiel sur nous à part un « Kaid deress », un document d’une valeur inférieure à celle d’un extrait d’État civil », ajoute-t-il.
À l’instar de plusieurs dizaines de milliers de kurdes, la famille d’Abdallah a été privée de la nationalité syrienne par le régime de Hafez el Assad puis de son fils, Bachar - un outil de pression exercé par ce dernier sur une communauté, avec laquelle les liens étaient, pour le moins, ambigus.
Accueillis d’abord par des parents arrivés plus tôt au Liban, ils ont finalement trouvé refuge dans la petite loge d’un immeuble, contre des services de conciergerie.
Si dans la capitale libanaise, « nous avions senti plus de liberté et de respect de l’Homme qu’en Syrie », souligne Amina, âgée de 25 ans, les conditions de vie au quotidien étaient largement précaires. « Nous dormions depuis quatre ans dans une chambre de 3m2, entassés les uns sur les autres », raconte-t-elle. « Au début, nous n’avions même pas de matelas, tandis que nos pulls servaient d’oreillers. Mon père a été un jour récupérer des tissus éponge dans des bennes d’ordures pour en faire des paillasses et des coussins », raconte l’aînée des cinq enfants.
Mais le calvaire ne se résumait pas aux seules conditions de couchage. « L’hiver, il faisait très froid, tandis que l’été nous étouffions de chaleur. Nous n’avions pas le droit d’allumer une chaufferette ou un ventilateur. Le propriétaire nous l’interdisait car cela impliquait plus de charges pour lui », poursuit Amina.
Quant aux revenus de la famille, ils étaient très irréguliers, voire quasi-nuls à certaines périodes. Aucun des trois enfants en âge de travailler n'a pu exercer un métier d’une durée de plus de trois ou quatre mois d’affilée, faute de papiers légaux ou encore de parrainage par un employeur libanais, après que les conditions d’emploi des Syriens eurent été renforcées par le gouvernement libanais.
Mais pour Amina, le plus dur fût sa « maladie », comme elle l’appelle. Atteinte d’anorexie depuis son arrivée au Liban, elle a perdu 15 kilos en l’espace de quelques mois. « Je pèse désormais moins de 40 Kg. Cela fait quatre ans que je ressens une douleur insupportable dans tous les membres de mon corps. Je n’arrive plus à me déplacer toute seule, on me porte, me donne même le bain (…) Mes parents m’ont vu fondre devant leurs yeux et ma vie se détruire sans qu’ils ne puissent rien faire », raconte-t-elle, la gorge nouée.
En France, où elle est arrivée avec les autres membres de sa famille dimanche soir, Amina dit espérer d’abord être soignée aux frais de l’Etat pour pouvoir récupérer son poids et sa vitalité d’avant et « pouvoir marcher seule et librement dans la rue ». La jeune femme compte ensuite « apprendre le français et trouver un
emploi », tandis que les plus jeunes de la famille, dit-elle, « espèrent être scolarisés ». À plus long terme, son objectif est « d’obtenir la nationalité », affirme Amina, celle-là même dont son pays l’a privée durant un quart de siècle, avant que le destin ne s’acharne davantage sur elle et la pousse sur la voie de l’exil forcé.
Pour son père, la France constitue en tous cas la garantie d’un meilleur avenir. « Quant j’ai pris la décision de quitter la Syrie, c’était essentiellement pour protéger ma femme et mes quatre filles contre l’insécurité et les agressions au quotidien. Au Liban, cet objectif n’a été que partiellement atteint. Désormais, il le sera totalement. J’en suis persuadé », assure-t-il.
Il n’en demeure, ces espoirs ne sont pas totalement immaculés. Les craintes liées à la découverte d'un nouvel univers, aux barrières linguistique et culturelle ainsi qu’au défi de se frayer un chemin dans un monde différent, voire opposé à l’environnement premier, planent déjà sur les esprits.
Pour les plus âgés, c’est surtout le sentiment d’un éloignement supplémentaire de Qamishli et la nostalgie d’une vie antérieure enterrée à jamais qui entachent la joie du moment. « Certes, j’appréhende le sentiment d’un plus grand exil. Le Liban reste un pays arabe, proche géographiquement de la Syrie, et qui nous est moins étranger. Mon rêve évidemment est de revenir un jour à Qamishli », conclut Abdallah, résigné au mieux face à une vie ne lui ayant laissé aucun embarras de choix.