Regard sur le Tatarstan : être musulman en Russie aujourd'hui

Malgré les rappels à l'ordre du Premier ministre Vladimir Poutine et les appels à la tolérance du grand mufti Ravil Gaïnoutdine, la Russie est confrontée à une vague d'islamophobie sans précédent. Meurtres, agressions, affrontements sur les stades, chasse aux "faces noires", ainsi que sont appelés les Caucasiens par les racistes, se multiplient à Moscou. Avec Bibinur, son dernier film, une fable poétique tournée au Tatarstan, le cinéaste russe Yuri Feting lutte contre cette tendance. Rencontre.
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Regard sur le Tatarstan : être musulman en Russie aujourd'hui
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"Nous ne savons pas ce qu’est être musulman ni ce que recherche l'islam. Nous craignons toujours ce que nous ne connaissons pas. L'angoisse dans une chambre noire disparaît dès qu’on allume la lampe. J'ai essayé de mettre la lumière dans la chambre et j'ai réalisé qu'il y a parmi les Musulmans des gens sobres, authentiques, vivants et inoffensifs. L'essentiel pour s’approcher de n’importe quelle croyance de n'importe quelle personne, c’est le respect."
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Le texte de l'entretien traduit en français

« Toute cette histoire est authentique. Beaucoup de scènes que nous avons tournées reflètent la réalité. J'ai voyagé dans les villages de Russie et du Tatarstan, j'ai vu les traditions disparaître, les gens disparaître, quitter leurs maisons et leur village. J'ai vu cela même si le film embellit peut-être un peu la vérité. Quand nous l'avons montré au Tatarstan, l’une des questions que les Tatares nous ont posée était: "Pourquoi portez-vous un regard si négatif sur notre peuple?" J'ai expliqué: "Je n'ai pas regardé votre peuple, mais les problèmes que vous avez, et qui devraient être résolus." Et la salle a approuvé : "Tout ce que vous montrez n'est que la vérité, ce n'est même qu'une petite partie de celle-ci. On ne peut pas dire que nous vivons bien, il y a beaucoup de problèmes." Des difficultés liées à la spiritualité, autour de la religion, des traditions, de la langue locale. Car cette dernière disparaît aussi. Personne ne sait si c'est bon ou mauvais et c'est un peu ce qui se passe partout dans le monde. Bientôt la plus grande puissance, à l'est de chez nous, la Chine, sera peut-être encore plus forte et nous devrons apprendre bientôt le chinois. Le chinois sera la langue internationale. Ni l'anglais, ni le russe, mais le chinois deviendra la première langue. Des problèmes de ce genre existent chez nous aussi. Et nous parlons de personnes, qui ont leurs pratiques, qui continuent là où ils ont leurs racines, la vie de village telle qu'elle existe depuis longtemps. Le film a été présenté au MMKF (Festival moscovite du film international), également au festival Premières Moscovites, où il a été récompensé. Nous l'avons montré au 5ème festival du film musulman "Zolotoi minbar" où nous avons reçu un grand prix et l'actrice principale (Firdaus Akhtiamova ndt) a été couronnée à plusieurs reprises. Par ailleurs le film a été montré à New York, à Rawalpindi au Pakistan et il va l’être à Tallinn en Estonie, lors du festival "Les nuits noires". Nous ne savons pas ce qu’est être musulman ni ce que recherche l'islam. Avant ce film, avant de connaître un Tatar, Mansur Guiliazov, l’auteur du scénario, comme la plupart des Européens, j’avais beaucoup d’a priori vis à vis de l’Islam, que j'imaginais très agressif et inquiétant. Mais les angoisses les plus fortes de l'homme viennent de l'ignorance. Nous craignons toujours ce que nous ne connaissons pas. L'angoisse dans une chambre noire disparaît dès qu’on allume la lampe. J'ai essayé de mettre la lumière dans la chambre et j'ai réalisé qu'il y a parmi les Musulmans des gens sobres, authentiques, vivants et inoffensifs. L'essentiel pour s’approcher de n’importe quelle croyance de n'importe quelle personne c’est le respect. Dieu est toujours Dieu, vous pouvez y croire ou pas, dans quelque religion que ce soit. Et qu’on soit chrétien, musulman ou bouddhiste, nous pouvons tous nous entendre. Il est important, que notre vie trace un chemin vers l’au delà. Quand nous l’avons compris, nous voyons nos actions dans la perspective d'une vie ultérieure. Dans le film, nous parlons de l'Azan, parce que l'Azan est l'appel à la prière. L’un des personnages de Bibinnour, est un adolescent qui n'est pas croyant, il refuse de croire en Dieu, il ne veut rien savoir de Jésus et Allah n’est personne. Il a pleuré la perte de sa maman, il a prié, mais elle n’est pas revenue, alors il a cessé de croire. C’est seulement grâce à la rencontre et à quelques échanges avec un vieux musulman, qu’il comprend soudain qu'il y a une vie après la mort et devient finalement l’un de ceux qui récitent l'Azan, l'appel à la prière. Au lever du jour, quand les gens veulent encore dormir ou regarder des émissions érotiques à cinq heures du matin, l'Azan se fait entendre. Malheureusement peu l'écoutent. Je voudrais que notre film invite à l'écouter. Dans notre film il y a un personnage sorti de ces querelles de bandits qui ont plongé la Russie du XXIème siècle dans une guerre probablement pas terminée. C'est un jeune maffioso, dont le père est riche, et qui vit à New York. Après de longues années, il revient au pays où vivaient ses ancêtres. D'abord il ne s'y plait pas, il se demande ce qu'il fait là et y trouve la vie dégoûtante. Le personnage principal de notre film, la grand-mère lui dit qu'il a tort. Il lui répond: "Tu te trompes grand-mère, j'ai un cour de tennis, un grand jardin et de nombreuses personnes à mon service." "Tu es pauvre" lui rétorque la grand-mère. Parce qu’elle parle de pauvreté de l'esprit. Nous autres en Europe, en Russie pensons que nous sommes riches et heureux quand nous possédons beaucoup de choses matérielles. Dans ce film, la grand-mère tente de changer le cerveau du jeune homme. Elle veut lui montrer que l’esprit prime sur le matériel. Le jeune mafioso la suit et s'éloigne de cette vie de glamour et décide de rester. Il finit même par s'intéresser à ce garçon qui deviendra la voix de l'Azan et lui donne la terre qui lui appartient. L’enfant n’a que quatorze ans et il n'aura droit à cette terre qu’à sa majorité, à 18 ans. D’ici là, le garçon devra réfléchir à ce qu'il veut faire de cette terre, la travailler, la vendre, enlever les anciens tombeaux ou non. Il ne sait pas quoi en faire. Mais le vieux musulman le console : "Dans quatre ans, nous saurons ce qu'il faut faire." C’est ce que nous devons faire nous aussi : réfléchir avant qu’il ne soit trop tard. Il ne s'agit pas seulement de cette terre du village de mon film, mais de la planète en général. Il nous reste peu de temps pour décider que faire de notre planète. C'est notre Azan à nous tous. »

L'Azan ou l'appel à la prière de Yuri Feting, dans son film Bibinur

L'Azan ou l'appel à la prière de Yuri Feting, dans son film Bibinur
Le cinéaste Yuri Feting affiche courage et talent. Terminer un film par un appel à la prière musulmane est une incongruité dans une Russie traversée par des courants très xénophobes, en particulier contre les citoyens originaires du Caucase. La fable que nous conte le cinéaste se déroule au Tatarstan, l'une des républiques de la Fédération de Russie. Elle réunit un jeune oligarque venu hériter de centaines de milliers d'hectares de terres qu'il s'apprête à vendre à des Chinois, un adolescent doté d'une voix sublime qui veut aller tenter sa chance dans une "star academy" locale, et une vieille femme sereine et joyeuse en attendant la mort. Entre eux se tissent des liens inattendus et bénéfiques. Le film a remporté plusieurs prix en Russie, mais aussi en France, celui du meilleur scénario et de la meilleure mise en scène, lors de la 18ème édition du festival de cinéma russe, à Honfleur.