Reportage : au Qatar, un blocus aux effets très concrets

Cerné par un blocus ratifié par l’Arabie Saoudite, Bahreïn et les Emirats, en juin dernier, le Qatar s’enfonce dans la première crise humanitaire de son histoire. Les accusations d’aide au terrorisme ont débouché sur l’expulsion de ses concitoyens et à une fermeture stricte des frontières, entraînant une vague de drames sociaux. Néanmoins, le pays refuse toujours de se positionner en victime.

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Deux travailleurs immigrés sont assis à proximité d’un portrait de Tamim bin Hamad Al Thani, Emir du Qatar, dans les rues de Doha, capitale du Qatar.
© Sébastian Castelier / TV5MONDE
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Un homme arrive en dishdasha blanche dans la salle d’attente. On lui fait signe de s’asseoir et d’attendre. Il porte des larges lunettes de soleil et une moustache grise broussailleuse. Un ami est là pour l’épauler dans sa lourde démarche. Quand vient son tour, il se lève avec fébrilité et s’en va vers la salle d’audition dans un silence qui sent la tristesse et la mort.

Sans se présenter, d’une voix tremblante, le vieil homme commence son récit : "Mon frère vient de mourir en Arabie saoudite, après un accident. J’ai appelé les autorités saoudiennes pour aller me recueillir auprès de son corps, une dernière fois, mais ils refusent. Je suis anéanti." Pendant qu’on traduit ses propos, son ami lui tend une boîte de mouchoirs. Il essuie ses larmes, puis se racle la gorge, comme pour garder le contrôle de ses émotions.

L’auditoire est composé de membres du Comité national des droits de l'Homme qatari (NHRC) et d’une délégation de parlementaires anglais venue exceptionnellement s'enquérir des effets sociaux du blocus. La salle est sidérée et des reniflements se font entendre.

Lord Nazir Ahmed, parlementaire britannique, brise le silence : "C’est une réponse tragique contre le Qatar. Nous sommes vraiment désolés pour votre frère." Le vieil homme réplique en expliquant qu’il ne sait pas si le corps de son frère sera rendu et rapatrié. Il est salué par l’assemblée, puis repart dans l’anonymat des quelque 4000 plaintes reçues par le NHRC depuis le début de la crise.

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Un groupe d’hommes qataris qui subissent les conséquences du blocus, expriment leurs inquiétudes auprès dans les locaux de la National Human Rights Committee (NHRC), à Doha, Qatar.
© Sébastian Castelier / TV5MONDE

‘’Je veux retrouver mes droits !’’

Un homme, lui aussi habillé du traditionnel habit blanc, prend sa place. Sa colère se lit sur son visage. Dans un anglais parfait : "Mon fils d’un an a été diagnostiqué d’une maladie rare. Il a été hospitalisé à Riyad (Arabie saoudite). Nous avons commencé le traitement et les opérations en mai 2017, juste avant le blocus. Après l’annonce, nous avons été expulsés de l'hôpital. Le problème, c’est que chaque institut a son propre processus pour traiter cette pathologie et que personne ne peut continuer le traitement de mon fils. J’ai peur qu’il soit trop tard pour lui", affirme t-il, la parole pressée. Autour de la table, on l’écoute religieusement, mais l’impuissance se fait sentir.

Le père de famille est remercié. Il repart agacé, le dossier médical et ses radios, en main. Une dizaine d’autres cas vont défiler. Tous ont des propriétés ou des entreprises, estimées à plusieurs centaines de milliers de dollars, coincées en Arabie saoudite, à Bahreïn ou aux Emirats. Aucun d’eux n’y ont accès ou ne peuvent payer leurs créances ou échéances de leurs investissements.
 

Ils vivent dans un monde où tout passe par leurs travailleurs étrangers. Là, c’est la première fois que quelque chose les touche directement. 

Lord Nazir Ahmed

Le lendemain, à l'hôtel Sheraton de Doha, des Philippins en costumes rouges s’agitent à mesure que les ascenseurs de cet établissement luxueux descendent au rez-de-chaussée. Les quatre parlementaires anglais se retrouvent, tirent un bilan à la fois alarmant et critique de leur audition de la veille. "Certains cas étaient terribles", se remémore Grahame Morris du Labour party.

Un pays affaibli ? 

Lord Nazir Ahmed veut cependant rappeler : "Ils vivent dans un monde où tout passe par leurs travailleurs étrangers. Là, c’est la première fois que quelque chose les touche directement. J’ai eu certains échos qui admettent que le Qatar est vraiment malmené humainement et économiquement en ce moment. Mais personne ne veut vraiment le reconnaître car il y a la fierté derrière de ne pas admettre sa faiblesse et une défaite. Se positionner en victime est très douloureux pour les Qataris", croit-il savoir.

Les parlementaires affirment qu’il fut difficile, au fil de leur séjour d’obtenir des témoignages qui vont dans le sens d’un affaiblissement du pays. "Ils veulent montrer parfois que cette crise ne les affecte pas tant que ça et qu’ils gèrent merveilleusement bien la situation, alors que ce blocus leur fait mal, et qu’en plus, il va durer. Parfois, on a plaisanté en leur demandant 'qu’est-ce qu’on fait là alors?'" D’origine pakistanaise, Lord Nazir Ahmed, a également questionné le NHRC qatari sur l’équité du traitement des cas, suivant qu’ils soient natifs du Golfe, ou du sous-continent indien, avant et pendant le blocus.

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Des citoyens qatari impactés par le blocus expriment leurs inquiétudes auprès dans les locaux de la National Human Rights Committee (NHRC), à Doha, Qatar.
© Sébastian Castelier / TV5MONDE

Désastre humain

Dans un taxi pour le NHRC, le chauffeur bangladais demande les raisons de la course vers le NHRC. "Avez-vous un problème vis-à-vis de votre employeur ? J’ai eu un jour un souci de salaire impayé par mon entreprise. Je suis allé reporter mon problème dix fois à la commission mais ça fait sept mois que je n’ai pas de leur nouvelle. C’est un grand mensonge, ils ne protègent que leurs citoyens", jure t-il, avant d’arriver à destination.

Situé en plein centre, au milieu de bâtiments décrépits à l’abandon, le National Human Rights Commission ne désemplit pas. La valse des plaignants est un feu qui ne semble pas vouloir s’éteindre.

Cette fois, c’est au tour des étudiants qataris d’Egypte de faire face au blocus. L’allié de l’Arabie saoudite a interdit l’entrée aux ressortissants qataris. Or, plusieurs milliers y étudient chaque année, notamment en droit.
 

C’est la première fois que les Qataris se livrent aux médias ou aux multiples délégations des droits de l’Homme. Habituellement ce sont des gens assez fiers. 

Bettahar Boudjellal, consultant algérien en droit international

Roudha Mejalli, 22 ans, est l’une d’elles. En deuxième année, elle n’a pas pu faire sa rentrée. Son université, publique, l’a avertie qu’elle ne pourrait plus poursuivre son cursus universitaire en Egypte en raison du blocus. "On a envoyé des contacts [égyptiens] à l’université pour récupérer mon dossier et mes résultats d’examens mais ils veulent qu’on paye une année d’université (1000 dollars) pour obtenir ces papiers. C’est sans doute une arnaque. On ne peut plus faire confiance en ces pays-là." La jeune fille va devoir reprendre de zéro ses études de droit au Qatar, ou dans un autre pays. Asma al-Hassan, qui prend sa plainte, affirme recevoir ce genre de cas en moyenne cinquante fois par jour.

Bettahar Boudjellal, consultant algérien en droit international pour la commission, reçoit dans son bureau. Une forte odeur d’encens flotte dans les travées. Il souhaite revenir sur l’audition tendue des victimes par les parlementaires anglais : "C’est la première fois que les Qataris se livrent aux médias ou aux multiples délégations des droits de l’Homme. Habituellement ce sont des gens assez fiers." 

D’habitude calme, le NHRC travaille à plein régime depuis le début de la crise. Pas un jour ne passe sans que plusieurs dizaines de citoyens du Golfe ne viennent témoigner de leur détresse sociale ou économique. Familles déchirées, individus hospitalisés expulsés, salariés virés et bannis sans indemnité, entreprises ou propriétés hors d’accès et coulées, et, plus récemment donc, étudiants sans possibilité de retour dans leurs pays d’étude. Bettahar Boudjellal n’avait jamais vu ça : "Au mois de ramadan, on bossait de 7h00 du matin à 3h00 du matin. Il y avait foule partout dans le bâtiment."

Avant la crise, le NHRC affirme qu'il recevait entre 1500 et 1600 plaintes par an, contre plus de 4000 de juin 2017 à aujourd’hui. Quand 80% de celles-ci étaient formulées par des travailleurs étrangers, presque la totalité des plaintes ont été, à l’heure actuelle, formulées par des citoyens du Golfe. "On a fait une conférence de presse le jour suivant le blocus pour annoncer qu’il ne s’agissait surtout pas de simples relations diplomatiques et économiques coupées, mais d’un réel embargo. Il viole le droit des familles, à la circulation, à la santé, au droit de l’éducation et d’expression", martèle Bettahar. A l’issue, un numéro de hotline est révélé. La vague d’appels et de rendez-vous est immédiate. "C’était très surprenant de voir ces centaines de Qataris arriver ici. On voyait des familles pleurer. Même nous, nous n’avions pas conscience d’un tel désastre humain à ce moment là."

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Une délégation de parlementaires britanniques est venue a la rencontre de citoyens qatari impactés par le blocus, dans les locaux de la National Human Rights Committee (NHRC) à Doha, Qatar.
© Sébastian Castelier / TV5MONDE

Tribus impuissantes

A l’étage supérieur, Ali Bin Smaikh al-Marri, président du Comité national des droits de l'Homme (NHRC) depuis 2010, reçoit dans son vaste lieu de travail, brillant de dorures et d'ameublements luxueux.

Il prend une grande inspiration et résume : “Premièrement, Bahreïn, l’Arabie saoudite et les Emirats ont demandé à tous les ressortissants de quitter notre pays sous deux semaines. Il y a environ 13 000 (en réalité 11387, selon Al Jazeera, NDLR) ressortissants de ces trois pays qui vivent au Qatar. Et tous ces gens ont des familles, des proches, des propriétés, des maisons, des entreprises. Quand ces pays demandent à leurs citoyens de quitter cela, ils violent leurs droits. Pareil pour nos concitoyens vivant dans leurs pays. Ils ont dû également se séparer de tout."
 

C’est une punition collective qui vise la population qatarie et même leur propres concitoyens, puisqu’une critique du blocus est passible de 5 à 15 ans de prison. Ali Bin Smaikh al-Marri, président du Comité national des droits de l'Homme


Selon les chiffres d’Al Jazeera, quelques 6474 couples auraient été séparés. Mais au-delà, l’économie, la santé et l’éducation n’ont pas été épargnés. Le blocus touche tous les pans de la société. "C’est une punition collective qui vise la population qatarie et même leur propres concitoyens, puisqu’une critique du blocus est passible de 5 à 15 ans de prison."

Plusieurs fois, la délégation s’est rendue au siège de l’ONU, à Genève. Elle a également suivi son Emir Tamim ben Hamad Al-Thani à l’Assemblée générale de l’organisation internationale, en septembre dernier, pour dénoncer les répercussions du blocus sur les droits de l’Homme dans le Golfe.

Les tentatives d’approches des NHRC voisins n’ont donné, elles, aucun résultat : "Depuis le début, nous sommes en contact avec les comités d’Arabie saoudite, de Bahreïn et des Emirats. Ils connaissent notre souffrance, mais ils ne peuvent rien car ils subissent les décisions politiques de leurs pays."

Les grandes tribus du Golfe n’ont également pas leur mot à dire. Aucun chef de ces grands groupes familiaux dispersés dans ces pays, n’ont pu s’opposer ou faire pression sur leurs États pour épargner les divisions. Nabil Ennasri, directeur de l’observatoire du Qatar et docteur en sciences politiques, confirme : "Aucun chef de tribu, en l’état actuel du caractère autoritaire des régimes, ne peut s’exprimer publiquement contre le blocus. Ils n’ont d’autres choix que de s’aligner, et même les quelques religieux qui se seraient uniquement tus, ont été emprisonnés en Arabie saoudite."

15 ans de prison par contumace

Rashed al-Jalahma, étudiant en ingénierie de 22 ans, et sa soeur, Alanood d’un an sa cadette, donnent rendez-vous dans un des nombreux centres commerciaux de Doha. Ce sera en face d’un célèbre fast-food du City Center. Lui est habillé de blanc, elle de noir. Ils se tiennent le bras et avancent vers un lieu plus à même pour une conversation qui sera politique.

Les deux ont la nationalité bahreïnie. Nés d’une mère qatarie et d’un père bahreïni, ils ne peuvent avoir la nationalité qatarie car cette dernière, dans tout le Golfe, n’est transmise que par le père. Aucun d’eux ne connaissent leur pays natal. De Bahreïn, il ne leur reste que le goût amer d’un père absent et d’un conflit familial qui a débouché sur un douloureux divorce. 

Un mois avant l’annonce du blocus, Alanood est prévenue par son université que l’ambassade bahreinie recherche les informations personnelles de la famille. "J’ai trouvé ça étrange et suspect", révèle t-elle. Le 5 juin 2017, leur mère reçoit deux appels anonymes. Un homme inconnu prévient la famille : les enfants vont devoir rentrer à Bahreïn sous peine de perdre tout bonnement leur nationalité et de devenir apatride. "Nous n’avons plus vraiment de lien avec notre pays d’origine. Je n’ai de Bahreïn que la nationalité. Le Qatar a payé toutes mes études et me verse une bourse ! En 20 ans, le gouvernement bahreïni ne s’est jamais soucié de nous. Et soudain il se réveille !" Le jeune homme est en colère contre son pays d’origine.

Des citoyennes qatari impactées par le blocus expriment leurs inquiétudes auprès dans les locaux de la National Human Rights Committee (NHRC), à Doha, Qatar.

Il démonte les accusations d’aide au terrorisme du Qatar : "Ils ont affirmé cela mais ils n’avaient aucune preuve. Excusez mon vocabulaire, mais comment ces pays ont pu chier une telle information ?" Aujourd’hui, Rashed le sait, un retour à Bahreïn serait synonyme de prison. En son absence, pour ses critiques publiques à répétition du blocus, il a été jugé par contumace à 15 ans de réclusion. C’est son oncle bahreïni, haut gradé militaire, qui l’a prévenu via une discrète chaîne humaine. Rester au Qatar est donc inévitable.

Leurs deux passeports vont expirer l’année prochaine. Alanood tente de garder la face et rester positive : "Le gouvernement qatari a affirmé que si, pour des raisons politiques, on se retrouvait sans passeport, on aurait le droit à un titre de séjour permanent. C’est une protection. Et en ce moment, le Qatar a entamé des discussions pour que la mère puisse donner la nationalité aux enfants." Malgré l’assurance de pouvoir rester, la fratrie se sent épiée à Doha. Un jour, le jeune homme a la conviction d'être suivi par "quelques voitures" et entame une course poursuite à 160km/h sur l’autoroute. "Un moment, j’ai grillé un feu qui passait juste au vert. Il y avait un radar à côté du feu et je sais, comme tous les conducteurs au Qatar, que tu as trois secondes pour passer après l'apparition du rouge. Les voitures se sont stoppées, ce qui veut dire qu’ils ne connaissaient pas les règles de conduite ici et qu’ils n’étaient pas du Qatar." Paranoïa ou pas, le Qatar n’en a pas fini avec les divisions.