Depuis plusieurs semaines maintenant, et alors même que la réforme des retraites est en passe d'être adoptée par le Parlement, la protestation en France ne faiblit pas, au contraire. En Europe, d'autres pays subissent des plans d'austérité, comprenant parfois aussi des réformes des retraites, et pourtant personne ne descend dans la rue... Exemple au Royaume-Uni, où le gouvernement de David Cameron vient de mettre le pays au régime sec, et ce face à une opinion publique muette. « C'est parce que nous sommes des lâches ! » explique
Théodore Zeldin, plaisantant à moitié. L'historien et sociologue britannique, auteur notamment de l'
Histoire des passions françaises, renchérit : « Nous admirons les Français ! Nous sommes jaloux et honteux car nous sommes incapables d'agir comme eux. Nous acceptons toutes les décisions du gouvernement sans bouger, alors que l'opinion publique française s'exprime, et toutes classes d'âge confondues ! » Dans le Guardian, c'est Mark Weisbrot, co-directeur du Centre de recherche économique et politique, qui
prend la plume pour dire tout le bien qu'il pense de la mobilisation française. Pour lui,« les Français se battent pour l’avenir de l’Europe - et ils sont un bon exemple pour les autres ». Il espère que les Américains seront eux aussi « capables de s'élever contre des coupes budgétaires qui affecteraient leur régime de sécurité sociale, bien moins généreux.» Alors, les Français sont-ils de courageux héros ou des râleurs patentés ? Sur Twitter, quand on tape
« french strikes » (grèves françaises), on trouve des réactions d'Américains (normal, le site de micro-blogging y est beaucoup plus utilisé ) et elles sont diverses... Ça va de l'admiration : « Totalement impressionnée par la façon dont les Européens réagissent face à un changement non souhaité. Les Américains pourraient en prendre de la graine », mais aussi à l'incompréhension voire au mépris : « Je suis sûr que Paris est magnifique, mais je n'irais jamais. Je ne voudrais pas payer un seul dollar pour me rendre dans un pays si paresseux ».
LA LUTTE PLUTÔT QUE LA NÉGOCIATION D'où vient cette inclinaison à l'indignation et à la protestation ? Le député européen Europe Écologie Daniel Cohn Bendit déclare dans un
entretien au Temps que « manifester est une spécificité française, comme le vin rouge et le camembert » et que « cela tient à cet imaginaire français qui se voit dans la lignée de la révolution. » L'âme « révolutionnaire » des Français remonterait-elle à 1789 ? En fait, si cette culture du rapport de force entre syndicats et Etat date bien de la Révolution française, ce n'est pas dans le sens que l'on croit. En 1791, les révolutionnaires supprimèrent les organisations de travailleurs de l'ancien régime par
la loi Le Chapelier, qui créa le « délit de coalition » pour réprimer les menées syndicales. Quelques mois plus tard suivra le décret d'Allarde, qui interdit de fait les grèves et la constitution des syndicats. Dans
La Croix, Bernard Vivier, directeur de l’
Institut supérieur du travail (IST), nous explique que les combats des ouvriers au 19ème siècle trouvent bien leurs origines dans ces décisions révolutionnaires : « L’État avait ruiné toute capacité de négociation entre les patrons et les ouvriers. La grève a préexisté au syndicalisme et les premières organisations professionnelles se sont développées sur l’idée de rupture. » Si comme ailleurs en Europe, le mouvement syndicaliste est né sur le terreau du marxisme, il s'est doublé en France de ces racines révolutionnaires.
LA RUE, SEUL LIEU D'EXPRESSION DU PEUPLE Pour l'historien des mouvements sociaux
Stéphane Sirot, la « marque de fabrique française », ce sont des « montées de fièvres sociales qui embrasent différents secteurs sociaux de manière assez récurrente. » Là encore, la faute en revient à l'État. C'est lui qui « fait le droit social » à la place des partenaires sociaux : « L'État français ne pousse pas les syndicats à la rénovation. Il n'offre aucune perspective vers un nouveau modèle social, ce qui produit un déséquilibre majeur. » La lutte prime donc sur la négociation, et le mythe de la révolution prolétarienne reste vivace encore aujourd'hui. Comme le dit Théodore Zeldin, « Les syndicats français sont moins puissants que dans le passé, mais l'essentiel, c'est que les jeunes Français, eux, ont gardé le souvenir de cette puissance. » Enfin, autre explication à cette tradition du passage en force, le fonctionnement de la Vème République. « La France est dotée d'un système présidentiel, explique encore Théodore Zeldin, le Parlement n'y a pas le même poids que dans d'autres pays. Le seul moyen de s'exprimer c'est donc de descendre dans la rue. » Pays de paradoxes, la France a aussi le plus bas taux de syndicalisation des pays développés (voir encadré). Pourtant les manifestations contre la réforme des retraites font le plein, et la population soutient massivement l'action des grévistes (entre 69% et 79% des Français approuvent les grèves et les manifestations actuelles selon les différents sondages). Alors, combien de temps encore dureront les « french strikes » ? Théodore Zeldin se refuse à faire un pronostic. Selon lui, la plus grande menace actuellement est... le climat automnal : « Il eût mieux valu (pour la poursuite du mouvement, NDLR) que tout cela arrive au mois de mai ! »