Riches et armés, les trafiquants de migrants menacent de plus en plus les Etats africains

Au Forum sur la sécurité de Dakar, les militaires africains se sont inquiétés d'une approche trop humanitaire des flux de migrants vers l'Europe. Reportage de l'envoyé spécial du journal Le Temps, Richard Werly.
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Migrants sub-sahariens, lors d'une intervention de la police de l'immigration libyenne, Tripoli (Libye), 13 octobre 2015.
©AP Photo/Mohamed Ben Khalifa
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Une oasis isolée, dans le désert du sud-Libyen. Parqués, près de deux cent jeunes africains candidats à l'exil vers l'Europe attendent sous la garde de miliciens armés, avant d'être convoyés vers la Méditerranée à leurs risques et périls. Ce spectacle, Emilio Manfredi, analyste italien de Crisis Group, l'a décrit lors de l'atelier consacré, au sein du second Forum de Dakar sur la sécurité, aux liens entre les groupes criminels transnationaux et les réseaux de passeurs. Il résume une chose simple, l'exploitation de l'afflux massif de migrants par une combinaison d'opérateurs: commerçants sahariens traditionnels, trafiquants de drogue, milices armées en lutte contre les autorités de Tripoli.

 

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Migrants interpellés par la police de l'immigration libyenne, non loin de Tripoli, 13 octobre 2015.
©AP Photo/Mohamed Ben Khalifa

Les migrants ont remplacé le bétail d'antan

Les candidats au départ vers l'Europe, venus pour les plus lointains d'Erythrée, d'Ethiopie ou du Soudan, et pour les plus proches du Sénégal ou de Guinée, ont pour ainsi dire remplacé le bétail d'antan, convoyés à travers le Sahara. «Ces jeunes gens, pour l'énorme majorité migrants économiques sont une marchandise prisée, donc une arme», explique Ali Abdel-Rahmane Haggar, doyen de l'université de N'Djamena, au Tchad. D'où l'inquiétude de nombreux militaires africains devant les réponses essentiellement «humanitaires» apportées jusque-là par les pays européens. 

Le sujet est particulièrement épineux alors que Malte accueille, les 11 et 12 novembre, un sommet européen sur les migrations suivi d'un sommet UE-Afrique. Le forum sur la sécurité de Dakar a ainsi été de nouveau l'occasion, pour les acteurs humanitaires comme le Comité International de la Croix Rouge (CICR) de rappeler les  tragédies qui se nouent sur les routes des migrations, en particulier celle reliant au Niger les plaques tournantes d'Agadez et de Madama. N'empêche.

La réponse humanitaire ne suffit pas

Pour de nombreux militaires africains, la question ne peut pas se résumer à des quotas. Les passeurs de migrants doivent désormais être pris pour cibles et, lorsque cela est possible, traqués comme les groupes islamistes ou que les gangs mafieux. La France, seul pays européen à disposer de forces spéciales déployées dans le cadre des opérations Barkhane de sécurisation du Sahel, et Sangaris en Centrafrique, est très sollicitée en ce sens par ses alliés. L'inquiétude vaut particulièrement au Niger où l'armée, lorsqu'elle dispose de casernes dans les localités-étapes de migrants, se retrouve souvent en infériorité numérique face ces derniers et à leurs accompagnateurs, lourdement armés.
 

La problématique des migrants qui traversent l'Afrique pose une autre question douloureuse pour les gouvernements européens: celle des frontières africaines héritées de la colonisation. Dans ces territoires où les populations sahéliennes, comme les Touaregs, se sont toujours jouées des délimitations nationales, les passeurs de migrants, comme les trafiquants, s'installent en priorité à cheval sur ces frontières mal gardées et souvent démilitarisées faute de moyens, afin d'y contrôler des portions de territoire.

Le mythe selon lequel les migrants ne font que nourrir leurs familles restées au pays est un leurre. Ils paient d'abord leurs dettes aux intermédiaires qui leur ont permis d'arriver là

Le criminologue français Alain Bauer confirme: «Le migrant qui paie son passage est l'instrument du grand retour de groupes tribaux qui se jouent des souverainetés nationales juge-t-il. Or les opérations militaires extérieures et les réformes politiques se font encore dans le cadre des frontières classiques». S'y ajoute, une fois les migrants parvenus en Europe, la question des flux financiers.

Corruption et trafics 

Une bonne partie des fonds transférés par ceux ayant réussi à s'installer sur le vieux continent servent aussi, selon les spécialistes du renseignement, à s'acquitter des dettes contractées sur les routes sahéliennes. «Le mythe selon lequel les migrants ne font que nourrir leurs familles restées au pays est un leurre admet le Général Sénégalais Lamine Cissé, ancien Chef d'Etat major et conseiller du centre DCAF à Genève. Ils paient d'abord leurs dettes aux intermédiaires qui leur ont permis d'arriver là».
 

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Migrants sub-sahariens face à la Guarde civile espagnole, enclave de Mellila (Espagne) 1er mai 2014. 
©AP Photo/Fernando Garcia, file

Un mot phare résume ces zones grises des routes des migrations: hybride. «Les pays européens ont encore une connaissance bien trop faible de l'imbrication des réseaux et de leurs ramifications, notamment dans l'appareil d'Etat de pays comme le Niger», affirme Emilio Manfredi. Selon lui, des pans entiers de l'administration et de la police, dans les pays d'Afrique de l'Ouest et du Sahara, sont noyautés par les passeurs de migrants. La corruption des fonctionnaires et les trafics alimentent des réseaux qui ont désormais des antennes en Europe. Pour le Général Lamine Cissé, l'infiltration d'agents doit donc être une priorité. Un haut-responsable français l'admet: «Dire, comme nous le faisons, que nous avons cruellement besoin de drônes pour surveiller les routes sahéliennes n'est pas suffisant. Il nous faut absolument du renseignement humain pour rendre cette veille opérationnelle».

L'idée d'une task-force ouest-africaine

La création d'une task-force ouest-africaine en charge du renseignement sur les migrations, composée de militaires et de civils, a été sans surprise l'un des sujets évoqué à plusieurs reprises au Forum de Dakar. Des pays comme la Suisse pourraient, si elle voit le jour, être sollicités pour y contribuer financièrement. «Il faut cesser d'associer migrations et police. La menace de déstabilisation des Etats est réelle conclut un colonel tchadien. Dans cette partie de l'Afrique, les armées sont les seules à avoir les moyens d'agir. Nous tenir à l'écart sous prétexte que les migrations doivent être gérées par les civils, c'est oublier que les criminels, eux, profitent toujours des failles dans nos dispositifs».