Fil d'Ariane
Robert King, 78 ans, est l'un des activistes démocrates les plus connus de Washington DC.
Washington DC est un fief démocrate et Robert B. King en connait tous les secrets. Depuis un demi-siècle, cet activiste et élu du parti se bat pour récolter les voix des électeurs afro-américains. Tous les présidents ont fait appel à lui.
Robert B. King le sait : il mène sans doute sa dernière bataille. Une bataille qui, en cas de défaite, signerait de son propre aveu son « pire échec politique depuis les années soixante et la fin de la ségrégation raciale ». À 78 ans, truculent et affable, cet ancien élu local du parti démocrate à Washington DC redoute en effet que le 5 novembre accouche, pour la formation politique qu’il a toujours défendu, d’un échec qui laisserait des traces indélébiles.
« Kamala Harris ne doit pas perdre. m’explique-t-il, sur le seuil de son appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble coquet d’Apple Road Northeast, à vingt minutes en voiture du Capitole et de la Maison-Blanche. Si elle perd, des types comme moi n’ont plus leur place en Amérique. »
«Bob», son surnom, est un accoucheur de votes sans pareil dans cette capitale fédérale américaine où la majorité des habitants, comme des électeurs, sont noirs. Dans son quartier, près des faubourgs historiques d’Anacostia où eurent lieu plusieurs batailles décisives de la guerre d’indépendance, chaque bloc de maisons, chaque immeuble, chaque maison de retraite est son territoire. Bob a longtemps été élu. Il travaille encore pour la maire de Washington, Muriel Bowser. Laquelle, dans cet État de 670 000 habitants, remplit de facto le rôle d’un gouverneur.
Bob ratisse. Il récolte. Il plante des panneaux sur les pelouses pour encourager à voter. Il montre son propre bulletin de vote à tous les retraités qui se demandent s’ils vont, ou non, choisir un candidat le 5 novembre. Il désigne les cases à cocher dans l’isoloir. Il organise le transport vers les bureaux de vote. Plus qu’un activiste, Bob King est un véritable «parrain» électoral.
Sa mission? Faire gagner «Kamala» et empêcher coûte que coûte le retour de Donald Trump. « À Washington DC, la victoire du ticket Harris-Waltz est largement acquise, argumente-t-il, en me montrant une photo de lui avec l’actuel président Joe Biden, qu’il connaît depuis ses débuts au Congrès lors des années 70. Mais mon boulot ne s’arrête pas aux frontières du district de Columbia, où les démocrates sont très largement majoritaires. Je coache des équipes de campagne en Pennsylvanie, en Virginie, au Maryland et en Caroline du Nord. Mon mot d’ordre ? Battez-vous pour convaincre ceux qui décideront de la victoire dans dix jours : les hommes afro-américains et les femmes républicaines modérées. C’est sur eux que tout repose dans cette dernière ligne droite. »
Bob connaît tous les secrets du parti démocrate. Dans son musée personnel, au sous-sol de son appartement, une impressionnante quantité de photos, d’affiches, de badges et de matériaux de campagnes le montre avec tous ceux qu’il a contribué à faire élire. Jimmy Carter, l’ancien président centenaire, qui vient de participer au vote anticipé dans son État de Géorgie, le conviait régulièrement après son élection en 1976. Bill Clinton l’invita dans sa résidence de gouverneur de l’Arkansas. Barack Obama, qui conserve une résidence privée à Washington, lui a encore adressé un mot à l’issue de la convention démocrate de Chicago, du 19 au 22 août. Joe Biden lui a, un jour, longuement parlé en privé de son fils Beau, mort prématurément d’un cancer en 2015, alors que son avenir politique paraissait tout tracé dans le Delaware voisin.
Robert King, 78 ans, est l'un des activistes démocrates les plus connus de Washington DC.
« À chaque fois, tous m’ont posé la même question : "Bob, dis-nous comment votent les Afro-Américains ?" Je suis le thermomètre de la communauté noire de DC ». Or aujourd’hui, son radar est brouillé. Et il sait pourquoi : « Kamala Harris est la première femme noire candidate à la présidence des États-Unis. Une femme ! Une noire ! Cette vérité-là, personne n’a envie de l’entendre. Beaucoup d’hommes, y compris au sein de la communauté afro-américaine, ne sont pas encore prêts à franchir ce pas ».
Il faut, pour mesurer l’importance des paroles de Bob à quelques jours du 5 novembre, avoir en tête ce qu’est Washington pour les États-Unis. Impossible ici pour un candidat républicain de s’imposer. Cette terre est démocrate d’une élection à l’autre. Ses trois grands électeurs (sur les 538 du collège électoral) sont immanquablement bleus, la couleur du parti démocrate.
« Il nous manque une dynamique de fin de campagne, confie-t-il. Le boulot des équipes de Kamala Harris est très pro, très rigoureux. Chaque jour, des milliers de « canvassers » (solliciteurs, chercheurs de voix) frappent aux portes des électeurs enregistrés comme démocrates. Mais il reste trop d’inconnues. Trump a réussi, avec son discours macho et viril, à capter l’attention d’une partie de l’électorat masculin, quelle que soit sa couleur de peau. Et beaucoup de femmes républicaines qui le détestent, et qui désapprouvent sa remise en cause de l’avortement, risquent de ne pas voter parce que Kamala est à leurs yeux trop progressiste ». Après trois appels téléphoniques à des comités de quartiers, le militant lâche : «Je l’avoue, je suis inquiet »
Bob a posé sur sa table de salle à manger une série d’articles de journaux. L’un, coupé au ciseau, le montre tout jeune militant, en 1966, près du pasteur Martin Luther King, tué deux ans plus tard au Lorraine Motel à Memphis. Je glisse une question sur Kamala Harris, fille d’un couple d’universitaire, mère indienne et père jamaïcain. Cela fait-elle de l’actuelle vice-présidente et ancienne procureure de Californie une porte-parole crédible de la communauté noire américaine ?
La gêne est palpable. « Kamala est noire, c’est incontestable. La difficulté est davantage liée à son passé de procureure sur la côte Ouest, et à sa proximité avec les élites financières et politiques. Clinton, homme du Sud, sorti de Little Rock, savait parler aux noirs de la rue. Obama séduisait et incarnait la réussite presque idéale. Et puis il avait à ses côtés Michelle, l’incarnation absolue de la femme noire américaine éduquée, brillante, responsable. Kamala ? Peu se reconnaissent dans son histoire ». La candidate est pourtant diplômée d’Howard, l’excellente université noire de Washington. « J’ai appris une chose après une vie passée en politique, complète notre interlocuteur. Les électeurs attendent soit du candidat qu’il les aide une fois élu, soit qu’ils les valorisent ».
L’homme qui m’accompagne, dans sa voiture, le long de la Martin Luther King Avenue dans le quartier d’Anacostia, connaît de l’intérieur la machine démocrate, ses liens avec les syndicats et avec les organisations afro-américaines. Il rechigne à les raconter. Il préfère feuilleter son album photo. Mais il sait. Il fut le confident du maire controversé de Washington, Marion Barry, décédé en novembre 2014. Un maire adoré de ses électeurs, réélu trois fois, expert en patronage politique et en combines, toxicomane, arrêté par le FBI pour consommation de crack. Quel rapport avec l’élection du 5 novembre ?
« Marion Barry était un personnage à la Trump, commente Bob. Il n’avait rien à voir avec lui politiquement. C’était un vrai progressiste soucieux des pauvres, décidé à combattre l’injustice raciale. Mais il faisait parfois n’importe quoi même si ses provocations lui rapportaient. Les jeunes hommes noirs l’adoraient. Mais on n’a jamais gagné une élection présidentielle sur un programme. C’est l’homme qui fait la différence. »