Il y a trente ans tout juste prenait spectaculairement fin la dictature officiellement communiste la plus singulière d'Europe : celle, en Roumanie, de Nicolae Ceausescu, qui y avait associé étroitement son épouse Elena. Pour l'histoire officielle, c'est une insurrrection populaire qui en est venu à bout.
La séquence qui voit basculer en neuf jours la Roumanie en cette toute fin des années 80 devant le monde ébahi s’ouvre par une insurrection populaire. Elle se conclut – provisoirement - en mascarade judiciaire et en exécution sordide.
Le 25 décembre 1989 en milieu de journée, après trente-quatre années de règne, Elena et Nicolas Ceausescu, sont abattus comme à la sauvette d’une rafale de kalachnikov, après une heure d’un simulacre de procès. La première, à son dernier instant, conspue ses bourreaux. Le second
chante l’Internationale.
Vite délivrées aux médias, des
images montées du procès et de son issue font aussitôt le tour du monde comme pour signifier la fin d’une époque, deux mois après la chute du mur de Berlin.
Fruit de la guerre et de Yalta
Comme pour nombre de pays de l’Est, l’entrée 44 ans plus tôt de la Roumanie dans la sphère communiste découle de la Seconde Guerre mondiale. Invasion nazie, instauration d’un régime collaborationniste. Résistance. Retournement à la fois intérieur et extérieur. Appui et intervention de l’Armée Rouge. Victoire aux bons soins de l’Union Soviétique de Staline.
Dans la logique du partage de l’Europe - décidé un peu plus tôt à Yalta entre les alliés - le Parti ouvrier roumain (communiste) s'empare du pouvoir en Roumanie en mars 1945. Bien que son roi Michel ait résisté aux nazis, la monarchie est abolie deux ans plus tard. La République populaire roumaine est proclamée le 30 décembre 1947. Elle devient membre du Pacte de Varsovie, alliance militaire autour de l’URSS face à l’OTAN des Occidentaux.
Homme d’appareil d’origine modeste, Nicolas Ceausescu devient Secrétaire général du Parti ouvrier roumain en 1965, à la mort de son prédécesseur. Le titre vaut direction du pays ; ce n’est qu’en 1974 qu’il y ajoute celui de président de la République. D’abord classiquement aligné sur Moscou, son régime, au fil des ans, se distingue des autres pays « satellites » notamment par sa condamnation, en 1968, de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie.
Ceaucescu "Conducator"
C’est pourtant une dictature singulière qui se bâtit en Roumanie. Prenant le titre de « Conducator » (guide) emprunté à un prédécesseur fasciste, Ceausescu y associe étroitement son épouse Elena, scientifique.
Passée de mode depuis la mort de Staline dans la plupart des pays « communistes », le culte de la personnalité atteint en Roumanie des sommets. «
Génie des Carpates », «
Firmament de l’Humanité », «
Danube de la pensée », «
Doux baiser de la terre »… Les médias nationaux rivalisent de
superlatifs pour leur maître absolu.
Le Parti Communiste compte jusqu’à quatre millions de membres pour vingt-deux millions d’habitants. Une inflexible répression, assurée en particulier par la puissante Securitate, convainc les autres de se taire.
En 1984, plus de 500 hectares du vieux Bucarest sont rasés pour permettre l'édification d'un palais à l'architecture stalinienne supposé abriter l’ensemble des structures de pouvoir et leurs administrations : 365 000 mètres carrés, 1 200 pièces. Mobilisant selon une cadence pharaonique 20 000 ouvriers et 600 architectes, celui-ci sera bien bâti. Mais les Ceaucescu n’en profiteront pas.
Vent d’Est
Un vent nouveau s’est lèvé à l’Est en 1985, à la faveur de l’accession au pouvoir à Moscou de Mikhaïl Gorbatchev. Avec lui, des mots apparaissent : Glasnost (transparence), Perestroïka (changement, restructuration). Le mur de Berlin tombe en novembre 1989 et avec lui le rideau de fer.
Gorbatchev échoue à convaincre Ceausescu de procéder à la mue qui pourrait le sauver. Le 3 décembre, lors d’une réunion du Pacte de Varsovie, c’est Ceausescu qui tance le président soviétique et lui inflige une leçon de stalinisme. Selon l'historienne
Catherine Durandin (1), Moscou donne alors son feu vert à la chute d’un régime que nombre de ses cadres – y compris de son appareil sécuritaire – ne veulent plus défendre.
Insurrections
Le "charnier" de TimisoaraRésultat d’une manipulation et d'une défaillance des médias, Timisoara reste pour la presse occidentale un souvenir encore cuisant.
Les télévisions du monde entier relaient les images d'un charnier où, selon certains envoyés spéciaux, gisaient des corps torturés. D'après des médias, ces corps témoignaient des massacres supposés s’y être déroulés lors des émeutes de la mi-décembre 1989. Malgré, dans plusieurs cas, les réserves des envoyés spéciaux dépêchés sur place …
qui ne voyaient souvent pas grand chose.
Pour appuyer les nouvelles apocalyptiques qu’elles diffusaient en temps réel, radios et télévisions présentaient des bilans humains prétendument officiels transmis par les agences hongroises et yougoslaves et cités par l’Agence France Presse (AFP). Le chiffre précis de « 4632 cadavres » fut repris un peu partout.
Le quotidien espagnol
El País évoqua des «
chambres de torture où l’on défigurait à l’acide les leaders ouvriers ». Plusieurs journaux et télévisions français firent état de « vampirisme » : des jeunes étaient vidés de leur sang dont Ceaucescu se nourrissait pour soigner une leucémie. «
Dracula était communiste » , titra l’Événement du Jeudi.
19 corps, côte à côte, sont exposés devant les journalistes. Un « charnier » censé prouver une répression implacable. Ces personnes étaient mortes avant la révolution, de mort naturelle, et avaient été déterrées pour les caméras.
La révolution commence à Timisoara, grande ville de Transylvanie, tout à l’Ouest du pays et proche des frontières yougoslaves et hongroises. Le 16 décembre, une foule prend la défense d’un pasteur protestant menacé de déplacement administratif par la Securitate.
Dans la soirée, la protestation vire à l’émeute. Les forces armées ouvrent le feu. Grève des grandes entreprises le lendemain. L’émeute devient insurrection. La répression se poursuit mais, le mercredi, des fraternisations ont lieu entre soldats et manifestants.
Un comité révolutionnaire prend le pouvoir. Timișoara est déclarée le 19 décembre première «
ville libre » de Roumanie. Les combats font entre cinquante et cent morts, très loin des milliers inventés par des médias occidentaux (voir encadré).
Timisoara n’est pas la seule ville en proie aux troubles mais les récits de son émeute, amplifiés par les radios étrangères, gagnent la capitale Bucarest.
Le 21 décembre, un rassemblement de masse y est organisé par le régime. Il tourne à la manifestation hostile de plus de 100 000 personnes. Ceausescu, venu se faire acclamer à son retour d’un voyage officiel en Iran
y est hué, et doit se retirer.
Dans la soirée, des chars prennent position dans la ville en ébullition. Vers minuit, des blindés légers ouvrent le feu : trente-neuf morts.
Cavale
Le lendemain, la foule investit le siège du Parti communiste. Le couple présidentiel fuit à bord d’un hélicoptère après avoir menacé le pilote. Peut-être faute de carburant, l’hélicoptère se pose à une cinquantaine de kilomètres. Selon, une autre version, le pilote était contrôlé par la Securitate, qui aurait décidé de livrer les Ceausescu. Ces derniers seront finalement arrêtés dans l’après-midi du 22 décembre par des militaires ralliés au changement– non sans quelques heures d’hésitation selon certains récits - puis transférés sur une base militaire. La nouvelle se répand.
A Bucarest, des groupes armés s’opposent dans une complète confusion. Une structure et quelques figures émergent dans les derniers jours : le Front du Salut National, un petit groupe clandestin d’opposants constitué durant l’été précédent ; Ion Iliescu, son fondateur, communiste gorbatchévien ; Petre Roman ingénieur formé en France. Ils sont rejoints par des éléments du régime et de la Securitate.
Le 24 décembre, alors que des combats sporadiques se poursuivent dans la capitale, une grande part des forces de répression opère sa conversion à la « démocratie ». Le Front du Salut National, lui, renonce au socialisme.
Mascarade
C’est pourtant bien à la « stalinienne » que sont jugés, le 25 décembre, Nicolae et Irina Ceausescu. Tribunal improvisé dans la base militaire où ils sont détenus, composé de de trois hommes du régime. L’un d’eux est l’organisateur du procès : le général Victor Atanasie Stănculescu, qui a fait tirer sur la foule les jours précédents. Audience secrète mais filmée. Elle dure près d’une heure et demi mais les images enregistrées n’en retiennent que 55 minutes.
Le couple est accusé, notamment, des "massacres" de Timisoara. Un peu hagard, il semble ne pas comprendre la situation. Il récuse – non sans raisons – la compétence du Tribunal. Elena, en particulier, insulte ses juges. Ceux-ci, de leur côté soutiennent une accusation décousue.
La sentence est sans surprise, et sans appel : la mort. Elle est exécutée immédiatement à l'extérieur de la salle. Des images montrent les visages éteints des anciens maîtres de la Roumanie.
Interrogations
Une justice moins expéditive rattrapera Victor Stănculescu, qui sera condamné pour son rôle dans la répression de Timisoara. Dans un livre écrit une vingtaine d’années plus tard, il confesse des scrupules sur le procès des Ceausescu, mais non son regret : «
Ce n’était pas juste, mais c’était nécessaire », affirme-t-il. «
Ce jour-là, j'étais comme déchiré entre deux pelotons d'exécution, celui du pouvoir en place et celui de la révolution. J'ai dû choisir... Quand ils ont été exécutés, je n'ai pas pu les regarder dans les yeux. »
Comme d’autres, Stănculescu voit dans les événements de décembre 1989 un coup d’État planifié par Moscou pour en finir avec Ceausescu et instaurer un régime plus « gorbatchévien ».
Sans nier le coup d’État, l’historienne Catherine Durandin en propose une lecture moins policière : «
Les acteurs en sont des communistes lassés par les dérives du régime, analyse-t-elle en 2009 pour
l’Express. Élite informée ayant reçu une éducation léniniste, ils ont suivi les étapes des décisions de restructuration de Gorbatchev, veulent sauver le socialisme à visage humain que celui-ci a rêvé. Ils ont réfléchi à la question de la conquête du pouvoir et ne veulent pas manquer le train du changement qui s'est opéré déjà en Hongrie et en Pologne. Or avec Ceausescu, rien n'est possible, rien n'est négociable ».
L’insurrection n’en a pas moins été réelle. À Timisoara, dans la capitale ou dans de multiples lieux de Roumanie, le peuple s’est bel et bien soulevé contre le régime et son Conducator. Certains l'ont payé au prix de leur vie. Plus d'un millier de morts ont été recensés dans les combats ou la répression, dont la moitié à Bucarest.
Les vainqueurs en question
Un épilogue inattendu, à cet égard, est peut-être en train de s'écrire. Parvenu au pouvoir le 22 décembre 1989, président élu de la Roumanie par la suite durant une dizaine d'années, Ion Illescu, 89 ans, est jugé depuis le 29 novembre 2019 à Bucarest pour
« crime contre l'humanité ». Il est accusé d’avoir été dans ces journées de décembre, l'instigateur d'une «
vaste opération de diversion et de désinformation » qui a créé une «
psychose généralisée marquée par des tirs chaotiques et fratricides » dans la capitale.
Cette opération, selon l'accusation appuyée par près de 5 000 parties civiles, devait permettre au Front du salut national, qu’il dirigeait,
« d’accéder au pouvoir et d’obtenir une légitimité aux yeux du peuple ». Tout comme l'étrange procès des Ceausescu, selon le Parquet. Le fantôme du Conducator n'a pas fini de hanter la Roumanie.
(1) "La mort des Ceausescu. La vérité sur un coup d’état communiste", Catherine Durandin, Bourin, 2009