Russie : comment la presse russe théorise la dénazification de l'Ukraine

Dans une presse russe soumise à une censure implacable, aucune information indépendante sur la guerre en Ukraine n'est permise. Mais la propagande va beaucoup plus loin comme en témoignent certaines tribunes et chroniques éditoriales qui, sous couvert de dénazification, donnent libre court à une idéologie niant le droit à l'existence de la nation ukrainienne.
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"Pour un monde sans nazisme ! Pour la Russie" peut-on lire sur les banderoles. Le président russe Vladimir Poutine lors d'un concert pour le 8e anniversaire de l'annexion de la Crimée, Moscou, 18 mars 2022. 
(Alexander Vilf/Sputnik Pool Photo via AP)
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Cela aurait pu être une question, si elle avait été ponctuée d'un point d'interrogation. Mais sous le titre "Que doit faire la Russie avec l'Ukraine", l'idéologue Timofeï Sergueïtsev publie dans les colonnes de l'agence de presse RIA Novosti, un texte de propagande (traduit en français sur le site "Les Humanités") qui sonne comme un manifeste où l'État ukrainien et la nation ukrainienne sont voués à disparaître, tout comme le nom "Ukraine". 

Il faut procéder à un nettoyage total !

Timofeï Sergueïtsev, politologue auteur de "Que doit faire la Russie avec l'Ukraine"

Car celui qui se targue d'avoir il y a un an en arrière théorisé "l'inévitabilité de la dénazification" en Ukraine, développe ici la question "sur le plan en pratique". "Il faut procéder à un nettoyage total", affirme-t-il. Cela concerne la population ukrainienne dans son ensemble : "en plus du sommet, une partie importante des masses, qui sont des nazis passifs, complices du nazisme, sont également coupables", écrit-il. C'est à la Russie seule qu'incombe cette tâche, et pour de longues années. "La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération qui doit naître, grandir et arriver à maturité".

Liquider l'État, la nation et la population ukrainiennes

L'objectif est clairement d'éradiquer un peuple, de démembrer son territoire et d'effacer son histoire.

"La dénazification sera inévitablement aussi une désukrainisation". L'auteur met en cause le régime soviétique pour avoir créé artificiellement une Ukraine nationale sur la base de territoires qui seraient en fait historiquement russes selon lui du temps de la Russie moscovite puis impériale: la Petite Russie et la Nouvelle Russie. Une thèse controversée qui relève de la manipulation historique et de la propagande.

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Dénazification, désukrainisation mais ausi "déseuropéinisation". Car pour l'auteur, le nazisme en Ukraine est déguisé "en un désir d''indépendance' et une voie de 'développement' (en réalité de décadence) 'européenne (occidentale et pro-américaine)".

Timofeï Sergueïtsev développe une théorie de liquidation de l'État-Nation ukrainien mais aussi d'une large part de sa population à qui il réserve la mort sinon un sort effroyable : "épuration, divulgation des noms des collaborateurs du régime nazi et de leur travail forcé pour reconstruire les infrastructures détruites en punition de leurs activités nazies (parmi ceux qui ne seront pas soumis à la peine de mort ou à l'emprisonnement)." 

Une idéologie fascisante qui prospère dans les médias russes

Dans une Russie où le président Poutine rend hommage vibrant au plus virulent des parlementaires russes d'extrême-droite, l'ultranationaliste Vladimir Jirinovski mort le 6 avril, l'idéologue Timofeï Sergueïtsev n'est pas un extrémiste, comme en témoigne ses nombreuses publications par l'agence de presse officielle RIA Novosti depuis 2014.

Il est présenté comme un philosophe et spécialiste des technologies politiques et électorales. Et il n'est pas étranger à l'Ukraine : il a notamment conseillé lors de la présidentielle de 2004 - remportée par Viktor Iouchtchenko lors de la "Révolution orange" - l'ancien président ukrainien pro-Kremlin Viktor Ianoukovitch, qui a fui le pays en 2014. 
 

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Dans la presse russe, la dénazification comme objectif de guerre affiché par le président Poutine donne lieu à tous les commentaires de chroniqueurs et autres experts qui condamnent l'Ukraine à la disparition. "Qu'est ce que 'la dénazification de l'Ukraine' ?" interroge l'hebdomadaire Expert. "Est-il possible de résoudre le problème de la "dénazification" en utilisant l'expérience de la Seconde Guerre mondiale ? Nous devrons plutôt remplir pleinement ce terme avec de nouveaux contenus après la résolution du conflit ukrainien", envisage cette publication.

Il ne suffit pas d'organiser les procès de Nuremberg pour les Goebbels ou Zelensky. La guerre ne se terminera pas tant que nous n'aurons pas éradiqué l'idée même d'Ukrainité.

Oleg Roï, écrivain, scénariste et producteur russe

Amalgames avec la Seconde Guerre Mondiale

Dans la même veine, le président de l'Association panrusse de la police, le lieutenant-général Youri Jdanov explique dans le journal officiel Rossiskaïa Gazeta "Pourquoi le nazisme a ressuscité en Ukraine, et pas en Allemagne".

L'objectif de l'auteur est démontrer que l'URSS a failli dans l'éradication du nazisme en Ukraine et veut s'inspirer de la dénazification en Allemagne au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Il prévoit entre autres que "les Ukrainiens devront visiter les fosses communes des victimes du génocide sur le territoire du Donbass, se familiariser avec les résultats des enquêtes, des documents et des informations sur les crimes des nationalistes sur le territoire de leur pays."

Il vise surtout à faire le parallèle entre la population ukrainienne et la population allemande après la défaite nazie du Troisième Reich. Et d'annoncer que "la dénazification sera inscrite dans la constitution ukrainienne."

Dans le quotidien Vzgliad, les chroniqueurs occupent une large place. L'écrivain, scénariste et producteur russe Oleg Roï dénonce "l'ukrainisme" qui serait une idéologie héritière du nazisme. "L'idéologie de l'ukrainisme est de nature nazie. Étant essentiellement les serfs de l'Occident, les Ukronazis se considèrent sincèrement comme Übermensch [surhommes, NDLR], et tous les autres sont des sous-hommes", assure-t-il. Et de conclure "il ne suffit pas d'organiser les procès de Nuremberg pour les Goebbels ou Zelensky. La guerre ne se terminera pas tant que nous n'aurons pas éradiqué l'idée même d'Ukrainité."