Russie : comment les réseaux d'influence de Vladimir Poutine tentent de "déstabiliser" l'Union européenne

Entretien. Malgré les tensions avec l'Ukraine, Viktor Orban tente de ménager ses relations avec Moscou en rendant visite à Vladimir Poutine, ce mardi 1er février. 
La visite illustre la puissance des liens entre la Russie et certains politiques européens. Ces réseaux d'influence sont mis en place pour nuire à la cohésion de l’Union européenne selon Johanna Möhring, chercheuse associée au Centre Thucydide.

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Poutine orban

Le Premier ministre hongrois Viktor Orban est attendu mardi 1er février à Moscou, où il doit rencontrer le président russe Vladimir Poutine. La visite est critiquée par l'opposition hongroise en raison des tensions actuelles autour de l'Ukraine. Au pouvoir depuis 2010, M. Orban a construit une relation amicale avec le maître du Kremlin en dépit des nombreuses crises entre Moscou d'un côté et l'Union européenne et l'Otan de l'autre.
Alexei Nikolsky, Sputnik/AP

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TV5MONDE : Quelle est l’origine de cette russophilie politique en Europe ? 

Johanna Möhring : La russophilie actuelle est née au moment de la confrontation entre l’Union soviétique et l’Ouest lors de la guerre froide. Le KGB utilisait alors des réseaux d’influence en Europe de l’Ouest pour semer la discorde et miner la cohésion européenne. Pour se faire, il s’appuyait traditionnellement sur les partis communistes ou d’extrême gauche, mais également sur tout mouvement indépendantiste, séparatiste ou terroriste d’extrême gauche. Le KGB a également financé des mouvements d’extrême droite, par le biais de l’Union soviétique. 

Dans le contexte actuel, Vladimir Poutine, qui a fait toute sa carrière au KGB, (actuel FSB) tente de réaliser une stratégie de remontée en puissance de la Russie. Il utilise des approches bien rodées que l’on pourrait qualifier de « mesures actives » pour déstabiliser l’Ouest.

Ce qui est nouveau, c’est qu’avant, la Russie approchait surtout des partis communistes et des mouvements d’extrême gauche. Aujourd’hui, il existe surtout une affinité avec les partis d’extrême droite, qui répondent aux appels de sirène de Moscou. Ils partagent avec les soutiens de gauche de Vladimir Poutine une vision antiaméricaine et admirent la culture antilibérale et nationaliste affirmée, l’homme fort qu’est Vladimir Poutine, sa lutte pour des valeurs traditionnelles. Tout cela fait grande impression.    

Poutine utilise des approches bien rodées que l’on pourrait qualifier de « mesures actives » pour déstabiliser l’Ouest.
Johanna Möhring, chercheure associée au Centre Thucydide, Paris-Panthéon-Assas

TV5MONDE : Le soutien à la Russie de Vladimir Poutine ne s’exprime-t-il que dans les extrêmes ? 

Johanna Möhring : Il s’agit d’une stratégie dans la durée. Vladimir Poutine est maintenant au pouvoir depuis une vingtaine d’années, et il a utilisé ces vingt ans pour créer des réseaux de soutien dans pratiquement tous les pays européens.

Nous venons d’évoquer l’extrême droite et l’extrême gauche, mais nous pouvons également citer des partis plus classiques, comme les socio-démocrates en Allemagne et leur ancien chancelier Gerhard Schröder. Ce dernier a rejoint la société russe Gazprom, à la tête du conseil d’administration. En France, François Fillon, ancien candidat à la présidentielle et ancien Premier ministre, a rejoint en 2021 le conseil d’administration d’un groupe pétrolier détenu par l’État russe, Zaroubejneft.

Il y a également des parlementaires et notamment des Républicains, ouvertement pro-russes. Thierry Mariani, par exemple, faisait partie des membres de l’Assemblée nationale qui en 2015, ont fait une visite sur invitation russe, en Crimée. Le sénateur UDI de Paris, Yves Pozzo di Borgo, est aussi très connu pour ses positions pro-russes. L’ancien député européen, Philippe De Villiers, a également professé son admiration pour Vladimir Poutine.

Il n’y a donc pas de gêne chez les partis traditionnels de s’ouvrir, pour des raisons d’intérêts financiers personnels, économiques, ou pour des affinités plus ou moins avouées avec la Russie de Poutine. 

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Vladimir Poutine, au pouvoir depuis une vingtaine d'années en Russie, a placé ses pions partout en Europe, selon la chercheure Johanna Möhring, dans le but de "nuire" à la cohésion européenne. 
Sergei Savostyanov, Sputnik/AP

TV5MONDE : Pour quelles raisons des partis ou hommes politiques n'appartenant pas aux extrêmes s’intéressent-ils à Vladimir Poutine ? 

Johanna Möhring : Je pense qu’il y a certainement une admiration pour l’homme, même si cela peut étonner. Il donne l’image d’un homme fort qui n’est pas soumis au « diktat » des États-Unis ou de l’Union européenne. Vladimir Poutine utilise son pouvoir sans complexe et donne peut-être envie à certains d’être dans la même situation. En France, il existe peut-être une affinité plus profonde que dans d’autres pays avec la Russie, pour des raisons historiques et de politiques actuelles. 

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TV5MONDE : L’opposition au projet de l’Union européenne rassemble les russophiles ? 

Johanna Möhring : Pour les partis d’extrême droite et gauche, le point commun, c’est effectivement le refus du projet européen, aussi bien sous le biais supranational (l’autorité au-dessus des gouvernements de chaque pays) de l’extrême droite, mais aussi comme un projet de libéralisation économique. C’est la raison pour laquelle nous entendons des voix russophiles et poutinophiles provenir de quartiers de la gauche et de l’extrême gauche.

Cette stratégie de longue haleine menée par Vladimir Poutine va de pair avec la remontée de la puissance de la Russie, mais aussi avec l’intensification du contrôle à l’intérieur même du pays. Toute opposition au pouvoir est éliminée, nous sommes face à un gel de la vie politique russe. Le volet étranger de tout cela est l’élimination d’une concurrence systémique qui est l’Union européenne. 
 


L'Union européenne représente un exemple à suivre et une alternative au modèle russe pour la population russe.
Johanna Möhring, chercheure associée au Centre Thucydide, Paris-Panthéon-Assas

TV5MONDE : Pourquoi tant d’énergie dépensée contre l’Europe ? 

Johanna Möhring : Car l’Union européenne est un concept tout à fait novateur, où il s’agit de vivre ensemble, dans la paix et dans le bien être économique et démocratique. Cet exemple, qui a du succès et qui est florissant malgré des problèmes qui persistent, est quelques chose qui ne peut être toléré par la Russie de Poutine. Elle représente un exemple à suivre et une alternative au modèle russe pour la population russe.

C’est pour cela qu’il y a cet effort de longue haleine de miner cette construction, aussi bien dans les pays européens individuellement, que dans l’Union européenne dans son ensemble. Il faut vraiment le voir comme une stratégie affirmée, qui est assez neutre dans ses préférences : peu importe que l’on soit de droite ou de gauche, tout ce qui marche pour semer la discorde est le bienvenu. 

Si nous analysons les médias russes, surtout ce qui est dit à la télévision au journal de 20 heures, le créneau que tout le monde regarde, la façon dont l’Union européenne est décrite, est extrêmement négative. C’est la déchéance morale, c’est l’absence de valeurs, la faiblesse, la dépendance avec les États-Unis, toujours pour montrer que la Russie est tout le contraire. 

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À quatre semaines du premier tour de l’élection présidentielle en France, Vladimir Poutine avait officiellement reçu au Kremlin, vendredi 24 mars, la candidate du Front national, Marine Le Pen. 
Mikhail Klimentyev, Sputnik/AP

TV5MONDE : Comment s’exprime la russophilie, de quelle manière l’affirme-t-on en Europe actuellement ? 

Johanna Möhring : Étant donné le contexte actuel très tendu et la menace réelle d’une guerre, les voix ouvertement Poutine et pro-Russie vont être un peu plus discrètes. Ce que l’on entend, c’est l’appel au dialogue, à la retenue, il y a une sorte de ménagement, une volonté de ne pas critiquer ouvertement la menace Russe envers l’Ukraine ou l’ultimatum posé à l’OTAN et aux États-Unis, de venir à la table de négociations sous menace de violences militaires.

Les russophiles mettent en lumière l’importance de la Russie comme pays faisant partie de l’Europe, qui doit être intégré dans une stratégie, dans une architecture de sécurité, malgré le fait qu’elle est activement en train de vouloir la détruire. Ils mettent également en avant l’importance économique de la Russie et leur souhait de ne pas voir les relations économiques souffrir d’une augmentation des tensions. 

Samedi 29 janvier, il y a eu une rencontre des forces d’extrêmes droites et des droites nationalistes à Madrid. Nous avons clairement pu observer une certaine distance entre ces partis et la Russie. Un communiqué de Marine Le Pen, préparé pour la fin de cette rencontre, devait aborder les actions militaires russes à la frontière orientale de l’Europe et la menace de guerre.

Marine Le Pen a finalement retiré cette allusion de son communiqué final, car la rencontre s’est soldée par une impossibilité des partis de s’entendre sur une position commune. On voit que même parmi les forces d’extrême droite, il peut y avoir des variations d’opinion qui persistent.

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Inviter Marine Le Pen au Kremlin montre peut-être à la population russe que leur président peut influencer à lui seul le destin d’un pays européen très important, la France.Johanna Möhring, chercheure associée au Centre Thucydide, Paris-Panthéon-Assas

TV5MONDE : Pourquoi, en 2017, juste avant l’élection présidentielle française, Vladimir Poutine avait-il invité Marine Le Pen au Kremlin ? 

Johanna Möhring : Marine Le Pen a utilisé Vladimir Poutine, un leader mondial, comme un point d’appui pour sa campagne. 

Pour Vladimir Poutine, inviter Marine Le Pen au Kremlin montre peut-être à la population russe que leur président peut influencer à lui seul le destin d’un pays européen très important, la France, et avec elle, l’Union européenne. Cela montre sa puissance.

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Le Premier ministre conservateur Viktor Orban affiche d'une manière générale une grande proximité avec Moscou sur de nombreux dossiers devenant, au fil des ans, le dirigeant de l'UE le plus en phase avec Vladimir Poutine. Budapest a, par exemple, été le premier pays européen à utiliser le vaccin russe anti-Covid Spoutnik, bien qu'il ne soit pas reconnu par l'Agence européenne des médicaments (EMA). Le Kremlin a qualifié la visite de M. Orban de "très importante". Ce dernier se rend à Moscou mardi 1er février.
AP Photo/Alexander Zemlianichenko

TV5MONDE : Que vous évoque la visite de Viktor Orban à Moscou, mardi 1er février, en pleine crise ukrainienne ? 

Johanna Möhring : Cela ne me surprend pas du tout. Viktor Orban est le leader européen le plus visiblement pro-russe. Il se positionne clairement dans le camp de la Russie. Par ailleurs, Viktor Orban joue actuellement sa survie politique. Les prochaines élections législatives en Hongrie se tiendront en avril prochain. Pour la première fois depuis presque huit ans, il existe une vraie chance qu’un autre candidat puisse remporter les élections face à Orban. Il s’agit du candidat conservateur Peter Marki-Zay, qui a remporté la primaire et qui est le candidat unique de six partis allant de la gauche à un mouvement d’extrême droite.

Nous pouvons imaginer que Viktor Orban a besoin de soutien, de se mettre en valeur comme homme fort pesant sur la scène internationale avec cette visite à Moscou. En même temps, il essaiera peut-être d’engager des pourparlers avec Vladimir Poutine pour tenter d’influencer les élections en Hongrie. 


Viktor Orban joue actuellement sa survie politique.Johanna Möhring, chercheure associée au Centre Thucydide, Paris-Panthéon-Assas

TV5MONDE : Les réseaux d’influence de la Russie de Vladimir Poutine vont-ils monter en puissance dans le temps ? 

Johanna Möhring : Vladimir Poutine a placé ses pions et ses réseaux d’influence partout en Europe, même s'il a pu rencontrer des échecs, comme avec la Moldavie et sa nouvelle présidente, pro-européenne, arrivée au pouvoir en 2020. Ce n'est pas un problème, parce que des partis pro-russes existent encore dans ce pays et peuvent être activés et soutenus pour la prochaine élection. Nous ne sommes pas dans un match qui se joue dans un temps limité. Nous sommes face à un effort dans la durée et les pions et les forces pro-russes sont en place, avec un investissement continuel dans ces forces, tout en en soutenant de nouvelles également.

Par ailleurs, les réseaux d’influences mis en place par Poutine ont la capacité d’influencer des politiques qui pourraient nuire à la Russie et surtout, qui concernent les secteurs d’énergie. Ce n’est pas écrit, mais beaucoup de pays de l’Union européenne dépendent du gaz russe, et le gaz est une arme extrêmement performante que peut manier la Russie pour amadouer les pays européens. 

(Re)lire : Crise ukrainienne : l'Europe peut-elle se passer de gaz russe ?

L’Allemagne, par exemple, essaie en ce moment de mener une transition industrielle et énergétique, en sortant en même temps du nucléaire et du charbon. Cette transition augmente sa part d’importation de gaz russe, pour pouvoir remplir les besoins en énergie de l’Allemagne. Un pays très important de l’Union européenne s’est mis dans un piège énorme, limitant par lui-même ses capacités de réaction et se décridibilisant comme partenaire fiable vis-à-vis d’autres pays européens et par rapport aux État-Unis. C’est redoutable.