Fil d'Ariane
Hélène Blanc est politologue, spécialiste du monde slave et de la Russie, auteur du roman Bons baisers de Moscou et de l’ouvrage Les enfants de la garde blanche, tous les deux parus aux éditions Ginko.
TV5MONDE : Cette demande au Parlement de destituer le président russe, est-ce déjà arrivé par le passé ?
Hélène Blanc : La Constitution précédente, votée en 1993 alors que Boris Eltsine (président de la Russie de 1991 à 1999) était au pouvoir, prévoyait une clause d’ « impeachment », de destitution du président. Elle devait être votée par la Douma, le Parlement russe. Il y avait alors eu plusieurs tentatives mais les députés n’ont jamais eu le nombre de voix suffisant pour destituer Boris Eltsine. Depuis, il y a eu une nouvelle Constitution, qui prévoit que Vladimir Poutine peut rester au pouvoir jusqu’en 2036.
TV5MONDE : La demande de destitution a-t-elle une chance d’aboutir ?
Hélène Blanc : La démarche fort courageuse des élus municipaux, est purement symbolique. D’autre part, la Douma, où le parti présidentiel, Russie Unie, est largement majoritaire, est devenue une sorte de chambre d’enregistrement pour le président. Je doute beaucoup que des députés d’opposition, comme les Communistes par exemple, votent la destitution de Vladimir Poutine. Cela dit, la démarche peut peut-être mettre la puce à l’oreille à d’autres élus ou au peuple russe.
L’opposition a été décapitée.Hélène Blanc, politologue, spécialiste du monde slave et de la Russie
TV5MONDE : Qu’est-il advenu des Russes s’étant ouvertement exprimés contre la guerre en Ukraine ? Cinq des huit élus locaux sont poursuivis par la Justice. Certains oligarques ont même porté, eux aussi, des voix dissonantes.
Hélène Blanc : Il y a eu quelques soucis parmi les oligarques s’étant exprimés. Certains sont morts avec toute leur famille, d’une manière assez étrange, retrouvés dans des mises en scène faisant penser à des suicides. Pour la plupart des spécialistes ou observateurs, ils n’en sont pas. Cela ressemblerait plutôt à des scénarios typiques du FSB (ex-KGB). Poutine et son entourage ne supportent aucune contradiction, aucune opposition.
(Re)lire : Une série de morts suspectes d'oligarques russes depuis le début de la guerre en Ukraine
TV5MONDE : L’opposition a-t-elle droit à la parole ?
Hélène Blanc : L’opposition ne peut pas s’exprimer. Quand il y a des campagnes électorales, on empêche les opposants de s’inscrire comme candidats, comme députés ou à la présidentielle. Le gouvernement fait mine d’avoir une forme de démocratie, avec des élections. Mais c’est pour soigner son image pour l’Occident uniquement. Toutes les manifestation sont sévèrement réprimées, on tabasse et on enferme pendant quelques jours les opposants, puis on les condamne. Ils sont dissuadés de toutes les manières.
TV5MONDE : Que reste-t-il de ces opposants aujourd’hui ?
Hélène Blanc : L’opposition a été décapitée. Boris Nemtsov (Boris Nemtsov s’opposait à la guerre dans le Donbass et à l’annexion de la Crimée par la Russie) qui était l’une des figures en vue de l’opposition, a été assassiné en 2015, à deux pas du Kremlin. Nous n’avons toujours pas trouvé qui l’avait assassiné. Il reste Mikhaïl Kassianov, qui a été Premier ministre de Poutine de 2000 à 2004 et qui se fait très discret. Il dit simplement qu’il ne reconnait plus Vladimir Poutine, que le Poutine qu’il a connu n’a rien à voir avec le Poutine d’aujourd’hui.
Il y a bien Alexeï Navalny, qui est plus ou moins la tête de file d’une opposition russe laminée depuis 20 ans. Mais il est en prison et probablement pour un bon moment. Il y a aussi Ilia Lachine, un autre opposant ( ce député d’un arrondissement de Moscou a été arrêté fin juin 2022 pour "désobéissance à la police ». Il s’était présenté comme "un opposant, un député municipal indépendant, un critique du président Poutine et un adversaire de la guerre en Ukraine ») et Vladimir Kara-Mourza (un ancien journaliste, incarcéré pour "fausses informations" sur l'activité de l'armée russe) qui a échappé déjà à deux tentatives d’empoisonnement.
Tous les deux sont en prison en attente de leur jugement parce que, évidemment, ils ont osé protester contre la guerre, un mot qu’il ne faut pas employer.
(Re)voir : Russie : Alexei Navalny condamné à 9 ans de prison
TV5MONDE : Sur quels arguments s’appuie la demande de destitution pour « haute trahison » lancée par les huit élus locaux ?
Hélène Blanc : D’après eux, Poutine va dans le mur. Ils parlent de « haute trahison » car Vladimir Poutine a trahi le pays et trahi le peuple russe, selon eux. Il fait une guerre qui, notamment depuis la contre offensive ukrainienne, semble pour le moment vouée à l’échec. Vladimir Poutine est aussi, selon eux, responsable de la mort ou de l’invalidité d’un grand nombre de soldats professionnels et de jeunes appelés. Le président russe est aussi vu comme le déclencheur des sanctions occidentales, qui commencent à se faire sentir en Russie. C’est évidemment le tiers de la population, qui est en dessous du seuil de pauvreté, qui en subit les conséquences.
Il serait aussi tenu responsable de la fuite des cerveaux qui est conséquente depuis plusieurs mois, des enseignants, des chercheurs, qui pourraient être utiles à la Russie. Ces élus reprochent enfin à Vladimir Poutine d’avoir complètement raté la neutralisation de l’Ukraine, qui était au départ l’objectif de l’opération.
Les membres de l'entourage de Poutine pouvant prendre sa suite sont peut-être encore plus durs que lui.Hélène Blanc, politologue, spécialiste du monde slave et de la Russie
TV5MONDE : Que pensent les Russes de la guerre ou l’« opération spéciale », lancée par Vladimir Poutine ?
Hélène Blanc : C’est difficile à dire. Lorsque l’on fait des micro-trottoirs ou des sondages auprès du peuple russe, la plupart des gens ne répondent pas forcément ce qu’ils pensent vraiment, puisque s’opposer à Poutine équivaut à prendre un énorme risque.
Par ailleurs, de nombreux Russes vivent encore dans des campagnes profondes, avec des toilettes au fond du jardin, comme ne vivent plus nos agriculteurs depuis longtemps. Ces gens-là n’ont pas forcément d’ordinateur, pas forcément Internet ni de téléphone portable. Ils ne lisent pas forcément la presse non plus. D’autant qu’elle soutient officiellement le pouvoir, Novaïa Gazeta, le seul journal d’opposition osant dire la vérité, est interdit de diffusion en Russie. Par ailleurs, les dénonciations anonymes ont été rétablies depuis l’arrivée de Poutine. C’est quelque chose qu’il a encouragé.
(Re)voir : Le combat de Moscou pour contrôler l'information
TV5MONDE : Qu’adviendrait-il si Vladimir Poutine venait à quitter, d’une manière ou d’une autre, le pouvoir ? La politique belligérante du pays changerait-elle pour autant ?
Hélène Blanc : Si Poutine partait ou disparaissait, le problème ne serait sûrement pas réglé. Les membres de son entourage pouvant prendre sa suite sont peut-être encore plus durs que lui. Je pense notamment à Nikolaï Patrouchev (le secrétaire du Conseil de sécurité russe), l’un de ses proches et l’un des rares qu’il écoute. Patrouchev a été le patron du FSB, prenant la suite de Vladimir Poutine lorsque celui-ci a été nommé Premier ministre.
Les membres du FSB ont été formés pour exécuter les ordres sans état d’âme. C’est pour cela que Poutine n’a aucun état d’âme. Il est difficile de savoir qui pourra l’arrêter et quand. Le tort de l’Occident est de l’avoir laissé faire jusqu’en 2022, alors que nous aurions peut-être pu essayer de l’arrêter avant.