Fil d'Ariane
Des dizaines de milliers de Russes en larmes lui ont rendu hommage, bravant les risques d'arrestation. Même après sa mort, l'opposant russe Alexeï Navalny continue de défier le Kremlin via ses nombreux partisans. Tous se disent déterminés à fissurer le narratif véhiculé par les autorités russes, qui font état d'un soutien écrasant à Vladimir Poutine.
Une femme dépose des fleurs sur la tombe d'Alexei Navalny un jour après ses funérailles au cimetière Borisovskoye. Moscou, Russie - samedi 2 mars 2024.
Depuis une semaine, le cimetière de Borisovskoye, situé au sud-est de Moscou, ne désemplit pas. Des foules en deuil font la queue, parfois pendant des heures, pour ensevelir la tombe d’Alexeï Navalny sous des fleurs.Certains anonymes apportent aussi bougies et messages écrits personnels. À quelques semaines de la réélection attendue du chef de l'État russe le 17 mars, la dernière demeure du principal détracteur de Vladimir Poutine se transforme en sanctuaire.
"J'avais terriblement peur, mais parfois le désir d'exprimer sa position est plus fort que tout", a confié à l'AFP une mère de famille, sous couvert d'anonymat. La Moscovite de 49 ans raconte être venue déposer des fleurs sur la tombe de Navalny en prenant soin d'emporter avec elle une brosse à dents, des serviettes hygiéniques et une batterie, dans l'hypothèse d'une arrestation.
La mère d'Alexei Navalny, Lyudmila Navalnaya, à gauche, et sa belle-mère du défunt Alla Abrosimova se recueillent sur la tombe d'Alexei Navalny. Cimetière de Borisovskoye, Moscou. Russie, samedi 2 mars 2024.
Grigory Sheyanov, un pédiatre de 47 ans, confie avoir ressenti "un sentiment d'unité" avec les autres personnes venues vendredi devant une église pour assister à une courte cérémonie orthodoxe en hommage à Navalny. "Quelque chose va changer, notamment l'attitude des gens vis-à-vis de la politique. Il y aura moins de peur, et plus de détermination", prédit-il.
Ces longues files de partisans de Navalny témoignent de la vigueur toujours intacte de la tradition de dissidence en Russie contre les pouvoirs autoritaires, déjà présente sous les régimes tsariste et soviétique. Ces scènes de dizaines de milliers de personnes défiant le pouvoir n'ont pas été vues en Russie depuis le début de l'assaut de centaines de milliers de soldats russes en Ukraine, fin février 2022.
Une femme en pleurs quitte la tombe d'Alexei Navalny, inhumé au cimetière Borisovskoye, à Moscou. Russie, dimanche 3 mars 2024.
Depuis la mort de Navalny, quelque 500 mémoriaux ont été érigés dans plus de 200 villes russes, et de plus en plus de citoyens s'interrogent sur ce décès. Depuis vendredi, la police russe a interpellé plus de 100 personnes participant à des hommages à Navalny dans 22 villes, selon l'ONG de défense des droits humains OVD-Info.
Environ un quart de Russes ont été attristés par la disparition de Navalny, tandis que 53% des personnes interrogées ont dit ne rien ressentir de particulier, selon une étude de l'institut de sondages Russian Field.
D'après Andreï Kolesnikov, chercheur au Carnegie Russia Eurasia Center, les personnes qui ont rendu hommage à Navalny sont "dangereuses" pour les autorités russes. "Ils jettent un doute sur le principal mythe actuel du Kremlin : la consolidation absolue de la nation autour de Poutine et de ses engagements".
Dans le média d'opposition The New Times, M. Kolesnikov a comparé les foules en deuil aux huit citoyens russes qui s'étaient réunis sur la place Rouge pour manifester contre l'invasion par Moscou de la Tchécoslovaquie en 1968. "Ils ont sauvé l'honneur du pays", a-t-il commenté.
L'unité du peuple a surpassé les conséquences démoralisantes de cette mort.
Ekaterina Schulmann, analyste politique
Pour l'analyste politique Ekaterina Schulmann, la venue de ces foules étreintes de douleur est "extraordinaire" et lui rappelle les obsèques de l'académicien soviétique Andreï Sakharov, prix Nobel enterré en 1989 à Moscou. "Au prix de sa vie et de son sacrifice, Alexeï Navalny nous a tous libérés de la honte qui est pire que la mort", a lancé Ekaterina Schulmann sur sa chaîne Youtube. "Il est maintenant clair que l'unité du peuple a surpassé les conséquences démoralisantes de cette mort".
Féroce critique du maître du Kremlin et de la guerre en Ukraine, Alexeï Navalny est mort le 16 février dans des circonstances obscures dans une colonie pénitentiaire de l'Arctique, où il purgeait une peine de 19 ans de prison pour "extrémisme" dans des conditions de détention très dures. Sa mort, à l'âge de 47 ans, a soulevé une vague de condamnations en Occident.
Les autorités russes ne cessent d'affirmer ces derniers mois qu'une majorité écrasante de Russes soutiennent Poutine et sa guerre en Ukraine. Les obsèques de Navalny vendredi ont donné lieu à d'impressionnantes manifestations d'opposition, certains de ses partisans scandant "Poutine est un meurtrier !", ou "Non à la guerre !", "Les Ukrainiens sont des gens bien".
Son héritage est là.
Emmanuel Macron, président de la République française.
Les autorités russes avaient d'abord exigé que les funérailles de l'opposant soient tenues secrètes, avant de céder sous la pression d'une vaste campagne de solidarité réclamant une cérémonie en bonne et due forme.
"Il en fallait du courage pour aller rendre hommage à Alexeï Navalny. Des milliers de Russes n'en ont pas manqué. Son héritage est là. Mémoire éternelle", a salué le président français Emmanuel Macron sur le réseau social X.