Russie : "L’État français a réalisé à quel point le pouvoir autoritaire et militaire russe devenait un risque"

Entretien. Le président français Emmanuel Macron se pose en médiateur dans la crise en Ukraine. Après plusieurs échanges téléphoniques, il devrait rencontrer son homologue russe Vladimir Poutine lundi 7 février à Moscou, avant de se rendre à Kiev le lendemain. Proximité entre les deux chefs d'État français et russes ou diplomatie froide, quelle relation partagent exactement la France et la Russie ? Éléments de contexte avec Marie Mendras, chercheure au CNRS et professeure à Sciences Po Paris. 

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Les présidents français Emmanuel Macron et russe Vladimir Poutine sont convenus de la "nécessité d'une désescalade" et d'une "poursuite du dialogue" dans la crise ukrainienne, selon la présidence française vendredi 28 janvier. La conversation téléphonique entre les deux dirigeants a duré plus d'une heure. Il ne se passe pas un jour sans que le Kremlin ne soit joint par un des membres de l'OTAN ou de l'Union européenne pour enclencher la désescalade dans la crise ukrainienne. 
Kay Nietfeld/DPA via AP

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TV5MONDE : Face à la crise actuelle en Ukraine, pourquoi le président français Emmanuel Macron continue-t-il à dialoguer avec Vladimir Poutine ? 

Marie Mendras : Tous les chefs d’États et de gouvernements le font, ainsi que le secrétaire général de l’OTAN, les dirigeants de l’Union européenne et bien sûr, le président des États-Unis. L’attitude d’Emmanuel Macron n’est pas différente de la position générale, consensuelle et très solidaire, des 30 pays de l’OTAN et des 27 de l’Union européenne, face aux menaces russes qui déstabilisent non seulement l’Ukraine mais aussi les pays européens qui bordent l’Ukraine. 

Les pays de l’OTAN sont d’accord sur le fait qu’il faut se préparer, au cas où Vladimir Poutine prenne la très mauvaise décision de reprendre une offensive militaire en Ukraine. Il est essentiel de rappeler que l’Etat russe mène un conflit armé au Donbass, à l’Est de l’Ukraine depuis le printemps 2014, tout en niant les faits. Les « séparatistes » ont été activés par Moscou, et sont soutenus par l’Etat russe sur le plan militaire, financier, économique. De plus, les services russes conduisent une guerre multi-vectorielle, combinant cyber-attaques, propagande, coupures du transit énergétique, distribution de passeports russes à plus d’un demi-million d’habitants du Donbass.

En même temps qu'une dissuasion militaire renforcée, les Occidentaux mènent une diplomatie très active et pressante. Il ne se passe pas une journée sans un appel à Vladimir Poutine ou Sergueï Lavrov du président Macron, du ministre Jean-Yves Le Drian et de leurs homologues allemands, britanniques, américains notamment.

TV5MONDE : Emmanuel Macron cherche-t-il à jouer un rôle particulier dans le conflit russo-ukrainien, à trois mois de l’élection présidentielle ? 

Marie Mendras : La France a la présidence de l’Union européenne ce semestre, et tient à coordonner la stratégie de dissuasion face à Moscou. Avec le chancelier allemand, Emmanuel Macron relance le processus de Minsk, format de discussion proposé à la Russie et l’Ukraine en 2014. Il veut que l’UE ne soit pas reléguée au second plan, derrière l’OTAN et les États-Unis. Je ne pense pas qu’il soit guidé par des calculs de politique intérieure française. Certes, il souhaite être réélu à la tête de l’État, mais actuellement les pressions sont tellement brutales, qu’il n’y a pas de place pour des petits calculs franco-français. 


Les pressions sont tellement brutales, qu'il n'y a pas de place pour des petits calculs franco-français. Marie Mendras, chercheure au CNRS et professeur à Sciences Po Paris. 

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TV5MONDE : Que cherche à provoquer Moscou avec la menace d’une invasion en Ukraine et quel est le rôle de la France et des organisations internationales dans ce conflit ?

Marie Mendras : Je suis convaincue que par cette seconde escalade militaire (la première a eu lieu au printemps dernier), le Kremlin espérait nous faire craquer, faire craquer les Ukrainiens. Les militaires ont toujours des plans d’intervention prêts, mais ce n’était pas le plan A. À force de faire monter les enchères et à la suite d'un ultimatum totalement inacceptable à l'OTAN en décembre dernier, le Kremlin ne sait plus comment engager une désescalade. 


Nos gouvernements font tout pour donner à Vladimir Poutine le moyen de reculer dans ses menaces tout en sauvant la face. Marie Mendras, chercheure au CNRS et professeur à Sciences Po Paris. 

Il s’agit de trouver la bonne tactique des moyens pour que Vladimir Poutine et les hommes autour de lui acceptent de faire quelques pas en arrière. S’ils sautent dans la guerre, cela sera tragique pour eux. Nos gouvernements, l’OTAN, l’UE, l’OSCE, font tout pour donner à Vladimir Poutine le moyen de reculer dans ses menaces tout en sauvant la face. Il s’agit de se mettre en position de force pour faire peur au Kremlin, et l’obliger à une désescalade. L'armée russe a déployé 120 000 hommes à la frontière orientale de l'Ukraine. Plusieurs milliers, aussi, à proximité de la Crimée et des troupes en Biélorussie. 

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TV5MONDE : Quelle est la relation d’Emmanuel Macron avec la Russie depuis le début de son mandat ? 

Marie Mendras : Lorsqu’Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir, il avait beaucoup de réserves sur le régime Poutine, d’autant qu’il y avait subi une subversion russe contre sa candidature à la présidentielle. Au bout de six mois, et c’est toujours le cas avec les présidents français qui se succèdent, Emmanuel Macron a été rattrapé par certains milieux industriels et militaires, des hommes politiques férus de stratégie à l’ancienne, et l’étrange croyance dans une relation spéciale franco-russe et le rôle historique de la France entre Russie et Amérique. En 2018-2019, le président s'est engagé dans une politique d’engagement avec Poutine - il l’avait même reçu à Brégançon en août 2019 - et a tenté d'établir le diaogue entre les présidents russes et ukrainiens. 

Cette stratégie échoue avec la crise de novembre-décembre 2019 : Emmanuel Macron parle d’une Alliance atlantique en état de « mort cérébrale ». Quelques semaines après, c’est l’échec du sommet à quatre, format Normandie, à Paris. 

Depuis le printemps 2020, la position de l’État français a bien entendu évolué, parce que les événements se sont accélérés. L’hostilité et l’agressivité des dirigeants russes n’ont cessé de monter non plus. Je pense qu’au niveau des autorités françaises, il y a désormais une compréhension beaucoup plus juste, beaucoup plus sobre de la situation et une prise de conscience du danger global. Il ne s’agit pas seulement d’une déstabilisation militaire et économique de l’Ukraine et de cyberattaques. L’État français a réalisé à quel point le pouvoir autoritaire et militaire russe devenait un risque pour ses voisins et pour l’Europe.


Lorsque Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir, il avait beaucoup de réserves sur le régime Poutine. Marie Mendras, chercheure au CNRS et professeur à Sciences Po Paris. 

TV5MONDE : La relation entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron est-elle cordiale ? 

Marie Mendras : Vladimir Poutine n’a plus aucune relation cordiale avec aucun homologue occidental, Emmanuel Macron inclus. Pourquoi pense-t-on que leur relation est cordiale ? Simplement, il faut parler avec les hommes puissants, car si on ne leur parle pas, on ne sait pas ce qu’ils vont faire.

TV5MONDE : Quel est le levier d’influence de la France, de l’Europe et de l’OTAN sur la Russie ? 

Marie Mendras : Vladimir Poutine, avec son chantage à la guerre et sa politique de terreur sécuritaire, est en train d’obtenir le contraire de ce qu’il veut. Il a tant mobilisé les gouvernements européens, les États-Unis, le Canada et l’OTAN qu’il y a, comme en 2014, un front commun contre le Kremlin qui s’est renforcé. Le résultat de cela est que vendredi matin, au moment où Emmanuel Macron s’est entretenu au téléphone avec Vladimir Poutine, puis avec Volodymir Zelensky, juste après que le président Biden ait eu une très longue conversation avec le président ukrainien. Il y a un partage des tâches et des politiques multilatérales qui vont toutes dans le même sens. La Russie est seule face à tous. 

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TV5MONDE : Le gaz russe est largement exporté en Europe, à hauteur de 83%. Est-il un autre levier d’influence des Européens sur le Kremlin ? 

Marie Mendras : Oui, et nous réagissons. Ces dernières semaines, les États-Unis se sont préparés à fournir du gaz en urgence aux pays européens qui en ont besoin, notamment les pays d’Europe centrale et l’Allemagne. Depuis des années, l’UE accélère une politique de diversification des sources énergétiques. En réalité, la défense commune face à la Russie existe depuis huit ans. Il faut défendre les uns et les autres contre des cyberattaques, contre la subversion économique en Ukraine, en Géorgie. 

TV5MONDE : Au fond, quel est l'objectif de Poutine ? 

Marie Mendras : Au fond, la seule obsession de Poutine n’est pas de conquérir des terres, mais de rester au pouvoir. Et pour rester au pouvoir, il ne faut pas que l’Ukraine devienne un État démocratique bien géré, et européen. Le fond du problème est là. Poutine est au pouvoir depuis 22 ans, l'économie décline, la société russe est de plus en plus inquiète et mécontente, une partie des élites professionnelles et politiques ont dû s’exiler. C’est un pouvoir sur la défensive, sans projet d’avenir pour sa propre société.Il ne s’agit pas d’un régime flambant. Chez eux, ils sont sur la défensive. Le réflexe est donc d’agiter sa puissance militaire et d’enfermer sa population dans une psychose de guerre… sans faire une vraie guerre.