Fil d'Ariane
Le chef d'Etat sénégalais Macky Sall se rend ce jeudi en Russie pour s'entretenir le lendemain vendredi 3 juin avec Vladimir Poutine, à Sotchi dans le sud du pays sur les rives de la mer Noire. Le président en exercice de l'Union africaine, va demander à son homologue russe de libérer les stocks de céréales bloqués en Ukraine.
Le blocus russe « affecte particulièrement les pays africains » pour lesquels l'ONU craint un ouragan de famines. Ils importent plus de la moitié de leur blé d’Ukraine ou de Russie. Parmi les pays les plus dépendants figurent l’Egypte, le Sénégal, le Soudan, l’Érythrée… Outre le blocus des ports, Moscou "bombarde délibérément entrepôts et champs" ukrainiens, selon la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. En Ukraine, il reste encore 20 millions de tonnes de céréales à exporter.
L'Union africaine souhaite aussi que les Occidentaux lèvent "certaines sanctions à l'encontre de la Russie, pour qu'elle puisse nous approvisionner en fertilisants", a expliqué le président sénégalais.
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La pénurie ne se limite pas au blé, Macky Sall va demander des exceptions aussi pour le pétrole, le gaz, les engrais... L’Ukraine est également le premier exportateur mondial d’huile de tournesol et le quatrième exportateur mondial de maïs. Les prix des huiles végétales, dont ceux de l’huile de palme et de la bouillie de maïs, des aliments de base dans certains pays africains, pourraient fortement augmenter aussi.
Le manque d’engrais, principalement produits en Russie, en Ukraine et en Biélorussie, pourrait provoquer un effondrement de 20 à 50 % des rendements céréaliers cette année, sur le continent. "Sans compter la sécheresse et les pluies diluviennes, notamment en Afrique de l'Est. Un vrai problème d’accès à des denrées alimentaires de première nécessité risque de se poser dans certains pays. De plus, sur place des importateurs ou des commerçants profitent de la situation pour augmenter leurs marges, en prévision d'une pénurie", explique Roland Marchal, chercheur au CNRS et au CERI Sciences Po.
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« Le pire est peut-être devant nous », a averti de son côté Macky Sall dans un message adressé mardi aux dirigeants des pays européens réunis à Bruxelles. Le président sénégalais a évoqué « le scénario catastrophique de pénuries et de hausses généralisées des prix ». Il a rappelé que la crise actuelle suit celle du Covid-19 qui a déjà aggravé la faim en Afrique. Macky Sall s'était également inquiété des conséquences des sanctions européennes. Celles-ci excluent des banques russes du système international Swift, plateforme de messagerie sécurisée permettant des opérations cruciales comme des ordres de transferts de fonds. "Quand le système Swift est perturbé, cela veut dire que, même si les produits à acheter existent, le paiement devient compliqué, voire impossible".
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Sous pression de l’Afrique, les Européens accélèrent aussi leurs efforts pour sortir les stocks de céréales bloqués en Ukraine. Ils tentent de négocier avec Moscou un accès sécurisé au port d’Odessa, sous l'égide des Nations Unies. L'espoir suscité par ces "corridors maritimes" a contribué à faire refluer les cours du blé et du maïs ces derniers jours. Pour la première fois en trois semaines, celui-ci est repassé mardi sous la barre de 400 euros la tonne sur Euronext.
Vladimir Poutine s'est dit aussi lundi prêt à travailler avec la Turquie à la libre circulation des marchandises en mer Noire, y compris des céréales provenant des ports ukrainiens. Ankara s'efforce de maintenir de bons rapports avec Moscou, tout en vendant des drones militaires à l'Ukraine. Le pays détient aussi une position stratégique en mer Noire. De son côté, le pape François hausse le ton également. «N’utilisez pas le blé comme arme de guerre», a-t-il tweeté jeudi.
Le blocage des exportations du blé d'Ukraine met en danger la vie de millions de personnes. Je lance un appel pressant pour que le droit universel à l'alimentation soit garanti. S'il vous plaît, n'utilisez pas le blé, un aliment de base, comme arme de guerre!
— Pape François (@Pontifex_fr) June 1, 2022
Bruxelles répète que les sanctions occidentales contre Moscou ne sont "pas responsables" des tensions sur les marchés alimentaires. Mais "gagner la bataille de la sécurité alimentaire est important d'un point de vue stratégique pour les Européens, car, dans le cas contraire, les pays africains, déjà peu enclins à soutenir les Occidentaux face à Moscou, se sentiront trahis", a mis en garde le Premier ministre italien, Mario Draghi.
Selon Roland Marchal, le fait que l'Afrique parle d'une seule voix et ce "non-alignement" affiché par la plupart des pays du continent pourrait jouer en faveur du président sénégalais face à son homologue russe. Macky Sall avait expliqué lors d’une rencontre avec le chancelier allemand, Olaf Scholz, à Dakar fin mai, que le conflit "affecte" les Africains mais se déroule "sur un autre continent". Il avait toutefois dit "condamner l’invasion". La Russie attend de son côté que les pays africains lui apportent leur soutien. Ou du moins qu'ils restent neutres, dans les instances internationales, comme l'ONU.
Vladimir Poutine se laissera-t-il convaincre? "Le président russe, qui est réaliste, va avant tout se demander sur qui les opinions publiques risquent de faire retomber la faute d'une crise alimentaire, sur la Russie ou bien sur les Occidentaux, poursuit le spécialiste. Moscou instrumentalise le continent africain pour servir ses propres intérêts. Ainsi, la Russie s'implique dans des conflits en Afrique pour humilier l’Europe, comme c’est le cas au Mali ou en Centrafrique. Le pays intervient aussi dans des zones comme la Libye ou le Sahel, où se joue la politique migratoire de l’Union européenne".
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L’Union africaine a accepté la demande du président ukrainien Volodymyr Zelensky d’adresser un message à l’organisation par visioconférence, prochainement. Macky Sall entend plaider la paix entre la Russie et l'Ukraine. Le président sénégalais a déclaré que les pays africains travaillent "pour qu'il y ait un cessez-le-feu, qu'il y ait un dialogue puisque de toute façon on finira par s'asseoir autour d'une table".
"En tout cas, quelle que soit l’issue de la mission de bons offices de Macky Sall pour mettre fin à la guerre en Ukraine, il est assez rare, pour ne pas dire inédit, que l’Afrique s’implique dans une médiation en Occident pour faire taire des armes. C’est plutôt l’inverse que les Africains voient en ingérence, quand cela ne les arrange pas ", commente le journal burkinabé Wakat Séra. "Pourvu que le grand froid russe ne gèle pas les ardeurs du médiateur venu du pays du soleil."