Selon le ministère russe de la Défense, l'avion de chasse russe de type Su-24 abattu par l'aviation turque n'a jamais quitté l'espace aérien syrien. La Turquie affirme le contraire. Analyse de ces incidents et de la situation avec le général de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l'IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques).
Les incidents se multiplient depuis l'intervention de l'aviation russe en Syrie. Début octobre, un chasseur russe violait l'espace aérien de Turquie. Il a été intercepté par l'aviation turque et a été forcé à faire demi-tour. La Russie s'était justifiée alors en invoquant de mauvaises conditions météorologiques.
Un drone a été ensuite abattu le 16 octobre au dessus de la Turquie. Ce drone a été authentifié par Washington comme étant probablement russe, ce que dément toujours Moscou.
Les derniers bombardements russes en Syrie, sur des villages à majorité turcophones, ont encore accentué la tension entre les deux pays. L'ambassadeur de Russie en Turquie a été convoqué vendredi dernier à Ankara.
La destruction d'un avion de chasse russe ce mardi 24 novembre au matin par l'aviation turque laisse envisager une nouvelle montée de tension diplomatique entre la Russie et la Turquie, voire avec l'OTAN. Les deux pilotes russes du Su-24 ont pu s'éjecter et sauter en parachute avant le crash. Mais l'un a été abattu avant de toucher le sol, selon l'état-major russe. Et l'autre, prisonnier des rebelles syriens, a été sauvé lors d'une opération spéciale de l'armée russe le 25 novembre. Celui-ci a déclaré qu'il n'y a eu "aucune sommation" de la part des Turcs avant d'abattre l'avion de chasse.
Le président russe Vladimir Poutine suite à l'annonce de la destruction du chasseur Su-24 a parlé "d'un coup de poignard dans le dos", et a recommandé aux Russes le 25 novembre, de ne plus se rendre en Turquie. Le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu a décidé de saisir l’OTAN et l’ONU, mais a assuré que la Russie est "une amie et voisine" de la Turquie.
Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, qui a annulé sa participation pour rencontrer les responsables turcs ce mercredi, a annoncé que l'avion abattu était "une provocation planifiée" par Ankara. Mais que la Russie "ne fera pas la guerre à la Turquie." Il a par ailleurs déclaré que la Russie soutenait la proposition du président français François Hollande de fermer la frontière turco-syrienne afin "d'arrêter le flux de combattants" jihadistes. Avant d'ajouter : "Nous sommes prêts à examiner sérieusement cette mesure nécessaire. Beaucoup disent que si nous fermons cette frontière, nous mettons fin à la menace terroriste en Syrie. (Il s'agit) d'une bonne proposition."
Entretien avec le général de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset, spécialiste des questions de défense et relations internationales, directeur de recherche à l'IRIS.
Ce n’est pas le premier incident entre la Turquie et la Russie sur le théâtre d’opération militaire syrien. Pourquoi y en a-t-il autant ?
Jean-Vincent Brisset :
Parce que la Turquie a une position un peu ambiguë vis-à-vis de la coalition. La Turquie frappe autant, voire plus les gens qui combattent Daech que ceux qui combattent Bachar El Assad et que Daech lui-même, bien entendu. D’autre part, la Turquie est très impliquée dans le financement de l’Etat islamique, par les achats de pétrole, avec même le fils d’Erdoğan (le président turc, ndlr) qui est profondément impliqué dans cette affaire. Nous sommes donc dans une situation un peu compliquée et les Russes sont des gêneurs pour les Turcs, puisque ces derniers étaient un peu les maîtres du jeu dans le nord de la Syrie, en laissant un certain nombre de gens se faire massacrer, sans lever le petit doigt. Nous sommes dans une situation où les Turcs prendront tous les prétextes pour se battre avec les Russes. Les Turcs voient d’un œil épouvanté une ébauche de coordination entre les Américains et les Russes.
Les Russes semblaient être au-dessus du territoire syrien et non dans l’espace aérien turc : que ce soit le cas ou non, comment interpréter les tirs turcs envers un allié censé participer à la coalition anti-daech ?
J-V. B : Pour le moment la coalition n’est pas créée. Les Turcs sont censés appartenir à une coalition contre le groupe Etat islamique, mais ils ont une position très à part puisqu’ils frappent très peu l’Etat islamique et beaucoup plus les Kurdes. Dans le même temps la Turquie essaye d’impliquer l’OTAN de manière extrêmement claire. L’interprétation du tir de l’aviation turque contre un chasseur russe correspond à une situation où les Russes sont d’un côté de la frontière et de l’autre. A 300 mètres par seconde, c’est vite fait quand même. Il est probable, comme disent les Turcs, qu’il y a eu des mises en garde, mais c’est un prétexte, la Turquie profite de l’occasion pour agir. On ne sait pas exactement ce qu’il s’est passé, mais il semblerait qu’il y ait eu des illuminations d’avions turcs à l’intérieur de leur frontière par des radars russes au sol. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que d’un côté vous avez un pays qui est à peu près droite dans ses bottes avec des vrais professionnels, la Russie, et de l’autre la Turquie, qui n’est pas franchement droite dans ses bottes, c’est le moins qu’on puisse dire, et qui n’est pas très professionnelle sur le plan technique.
Cet incident grave peut-il créer une escalade militaire qui dépasserait le conflit syrien ? Entre la Turquie et la Russie, voire avec l’OTAN ?
J-V. B : On considère que c’est un incident extrêmement grave et on s’inquiète des conséquences, mais tout le long de la guerre froide il y a eu ce genre d’incidents, avec des avions abattus d’un coté et de l’autre, et c’est resté de la guerre froide. Les Russes sont extrêmement solides et stables, donc ce ne sont pas eux qui vont chercher à envenimer l'affaire, et tous les pays de l’OTAN sont pour un combat contre l’Etat islamique, à part la Turquie. Donc la Turquie ne sera pas soutenue par le reste de l’OTAN, ça parait invraisemblable qu’il en soit autrement.