Russie/Corée du Nord : vers un rapprochement stratégique ?

Ce jeudi 28 mars, la Russie a choisi de mettre son veto au prolongement du mandat du comité d’experts chargé de surveiller l'application des sanctions contre la Corée du Nord et son programme nucléaire. Pourquoi Moscou décide désormais de s'y opposer et quelles conséquences pourrait avoir ce vote ? Éléments de réponse avec Jean-Vincent Brisset, chercheur associé à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), spécialiste des questions stratégiques en Asie et ancien général de brigade aérienne. 

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Des visiteurs regardent une photo montrant le lancement d'un missile nord-coréen au poste d'observation de l'unification à Paju, en Corée du Sud, près de la frontière avec la Corée du Nord, le vendredi 19 avril 2019.

Des visiteurs regardent une photo montrant le lancement d'un missile nord-coréen au poste d'observation de l'unification à Paju, en Corée du Sud, près de la frontière avec la Corée du Nord, le vendredi 19 avril 2019. 

(Photo AP/Ahn Young-joon)
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C'est une décision qui n'est pas passé inaperçue. En imposant son veto, la Russie a acté la dissolution du système de surveillance des sanctions de l'ONU contre la Corée du Nord et son programme nucléaire. La résolution décidant ou non de sa prolongation a reçu 13 voix pour. La Chine s’est abstenue car "imposer aveuglément des sanctions ne peut pas résoudre le problème" dénonce Pékin. 

Depuis 2006, des sanctions liées à son programme de développement nucléaire sont imposées à la Corée du Nord par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elles ont déjà été renforcées en 2016 et en 2017. La Russie et la Chine réclament un allègement de ces sanctions depuis 2019.

(Re)voir Corée du Nord : soutien de la Russie

Si ce veto russe n'indique pas la fin des sanctions contre Pyongyang à proprement parler, elle marque la fin d'une surveillance des sanctions et des violations présumées. 

TV5MONDE : Quel est le rôle de ce système de surveillance de sanctions en Corée du Nord ? 

Jean-Vincent Brisset, chercheur associé à l’IRIS : Ce système a été mis en place à cause du programme nucléaire coréen, considéré comme clandestin et donc punissable. Parallèlement, la Corée du Nord est devenue un genre d’allié de la Russie notamment car elle semble être un fournisseur de munitions à Moscou. Donc la Russie à tout intérêt à faire plaisir à Pyongyang. Ce veto au renouvellement du régime de sanctions va dans l’intérêt de la Corée du Nord et par ricochet de la Russie qui va pouvoir bénéficier de livraison d’armes supplémentaires. Cela entraîne aussi la disparition d'un certain nombre de mécanismes de surveillance qui avaient le mérite d’exister mais qui ne fonctionnaient pas plus que cela.

La Corée du Nord a des besoins très précis. La Russie a les moyens de payer avec des technologies militaires qui permettent à la Corée du Nord de remonter en puissance et de combler des lacunes.
Jean-Vincent Brisset, chercheur associé à l’IRIS

TV5MONDE : Cet approvisionnement russe en armes coréennes est une des accusations des États-Unis . Est-ce avéré ?  

Jean-Vincent Brisset : Ce sont plutôt des échanges. Ce n’est pas un commerce classique. Cela ressemble plus à du troc. La Corée du Nord a des besoins très précis. La Russie a les moyens de payer avec des technologies militaires qui permettent à la Corée du Nord de remonter en puissance et de combler des lacunes. C’est un pays complètement isolé. Nous n’avons pas de détails mais la Corée du Nord a besoin de tout ce qui lui permettrait de se moderniser et de moderniser ses infrastructures datant de l’ère soviétique. 

Par ailleurs, on peut aussi analyser ce veto russe dans le cadre d'une guerre de communication que se livre la Russie depuis le conflit en Ukraine, en cherchant avant tout à atteindre les intêrets occidentaux.

TV5MONDE : Après l’abandon du système de surveillance et par ricochet des sanctions, la Corée du Nord a-t-elle désormais libre cours pour développer son programme nucléaire  ? 

Jean-Vincent Brisset : Je ne pense pas que les Russes fournissent des moyens de développement de l'arsenal nucléaire ou d'amélioration des moyens nucléaires à la Corée du Nord. Pyongyang pourrait chercher à améliorer son outil de dissuasion qui est déjà crédible, mais ça n’ira pas plus loin à mon avis. Mais dans cette guerre de la communication tout ce qui peut faire peur aux opinions publiques occidentales qui lisent les journaux, et qui n'ont pas de moyens de vérifier ce qu'il y a dedans est bénéfique pour Pyongyang.

(Re)lire Kim Jong Un en Russie : pourquoi le dirigeant nord-coréen préfère-t-il voyager en train ?

TV5MONDE : Quelles vont être les conséquences économiques mais aussi peut-être politiques ou militaires de cette décision pour la Corée du Nord ? Pour son voisin du Sud ? et pour la région ?

Jean-Vincent Brisset : Cela ne va pas changer grand chose très honnêtement. La Corée du Nord multiplie les menaces, mais cela reste déclaratif. Ce qui arrange presque tout le monde par ailleurs.

Kim Jong-Un n'est pas fou contrairement à ce que certains se plaisent à dire. Il a sa rationalité, qui n’est juste pas du tout la nôtre. Il utilise tous les moyens pour obtenir ce dont il a besoin. En fournissant des armes, le dirigeant nord-corréen peut obtenir de la part de la Russie de la nourriture pour sa population. Mais il a aussi besoin de moyens militaires. Et là aussi, la Russie peut leur en fournir en échange d’armes ou de munitions. 

En Occident, on a tendance à oublier que le technologiquement dépassé est aussi létal que le technologiquement très moderne. On nous vante constamment du matériel militaire de pointe comme les (lance-roquettes) Himars ou les (avions de combat) F16. Mais les Russes ont aussi de vieux équipements. Une doctrine de l’Union Soviétique disait : “On ne jette rien”. 

Il n’y a pas de menace nord-coréenne pour la Chine. Pour Pékin, c’est une épine dans le pied des Occidentaux.
Jean-Vincent Brisset

TV5MONDE : La Chine s’est abstenue dans ce vote. Quel est son positionnement ? 

Jean-Vincent Brisset : La Chine est davantage intéressée par le fait d'embêter les Occidentaux que par apporter son soutien à la Corée du Nord d'une manière ou d'une autre. Il n’y a pas de menace nord-coréenne pour la Chine. Pour Pékin, c’est une épine dans le pied des Occidentaux. En plus, si la Russie fournit de la nourriture et d'autres biens de consommation à la Corée du Nord, cela soulagera l’économie chinoise. C’est la Chine qui a soutenu à bout de bras la vie du peuple coréen pendant des années. 

TV5MONDE : Lin Jian, un porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois a justifié l’abstention de la Chine par une volonté de trouver une solution politique, qui serait la seule voie possible. Est-ce une réalité ? 

Jean-Vincent Brisset : Le discours de la Chine est toujours un discours proposant des solutions politiques et des négociations. À chaque fois, la Chine essaie de se poser comme un médiateur, favorisant les discussions politiques. À l’heure actuelle, elle est en train de prendre une position très importante sur la scène mondiale, car elle draine derrière elle l’opinion de nombreux pays.

L’Occident, c’est seulement 20% de l’humanité. Ces 20% refusent tout cessez-le-feu en Ukraine alors que le reste pense qu’on doit commencer par là avant de négocier. Proposer comme préalable la capitulation de la Russie n'est une option sérieuse qu'en Occident. 

À l’heure actuelle, que ce soit sur l’Ukraine ou Taïwan, l’ONU n’est pas d’une réactivité débordante.
Jean-Vincent Brisset

TV5MONDE : Le véto russe est-il l’expression de lignes qui bougent dans l’échiquier politique mondial ou d'une vraie fracture au sein des Nations unies ? 

Jean-Vincent Brisset : Ce n’est pas une fracture. À l’heure actuelle, que ce soit sur l’Ukraine ou Taïwan, l’ONU n’est pas d’une réactivité débordante. Il y a des faits sur lesquels l’ONU a été utile, ou partie prenante. Aujourd’hui, elle est absente ou inutile sur les principaux conflits. 

On imagine mal les casques bleus être déployés en Ukraine ou à Taïwan. Quand on regarde de plus près les votes à l’ONU, beaucoup ne représentent pas la diplomatie occidentale. Le bloc occidental est finalement une minorité dans le monde.