Sanctions américaines contre l'Iran : "Le seul moyen de pression des Iraniens, c’est l’enrichissement de l’uranium"

En pleines négociations avec l'Europe et les Etats-Unis à Vienne, l'Iran a annoncé, vendredi 16 avril, enrichir son uranium à 60 %. Jamais depuis 2015 et le texte sur le nucléaire ratifié avec les Occidentaux, la République islamique d'Iran n'était allée aussi loin. Selon Thierry Coville, chercheur à l'IRIS, ces déclarations et agissements visent surtout à faire revenir les Etats-Unis dans l'accord de Vienne. 
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Iran enrichissement uranium 60 %
Ces images, filmées par la télévision d'Etat iranienne, le 17 avril, montrent les centrifugeuses du site nucléaire de Natanz, endommagé par une explosion six jours plus tôt. 
Associated Press
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Dimanche 11 avril, une explosion survient sur le complexe nucléaire iranien de Natanz, au moment où le directeur de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique (OEIA), Berhouz Kamalvandi, est en visite sur les lieux. L’Iran impute l’attaque, qui n’a pas fait de blessé, à Israël.

Vendredi 16 avril, Téhéran déclare avoir lancé l’enrichissement à 60 % de son uranium, une information confirmée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA). Il s’agit de la principale entorse aux engagements internationaux pris dans le cadre de l’accord de Vienne signés entre l’Iran et les P5+ 1 (Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France, Allemagne) en 2015. La limite y est fixée à 3,67 %.

Cet écart intervient surtout au moment où les négociations sur le nucléaire iranien, impliquant un retour dans l’accord des Etats-Unis, qui l’avaient quitté unilatéralement en 2018, sont en cours à Vienne.

Pour Thierry Coville, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Iran, cet agissement s’inscrit « dans la tactique de négociation mise en place par l’Iran depuis 2019. »

TV5MONDE : En annonçant avoir démarré l’enrichissement à 60 % de son uranium, l’Iran rompt nettement ses engagements internationaux. Faut-il y voir une corrélation avec l’attaque du site de Natanz ?

Thierry Coville,  chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Iran​ : Cette annonce constitue une réponse immédiate à l’attaque contre le site de Natanz survenue dimanche dernier. Depuis le début de l’année, l’Iran enrichit déjà son uranium à 20 %. Cela correspond à une tactique de négociation mise en place depuis 2019 qui consiste à sortir progressivement de l’accord sur le nucléaire de 2015. Avec ce palier des 60 %, les Iraniens ont vraiment voulu marquer le coup mais je crois que cela s’inscrit toujours dans la même stratégie, qui est de mettre les Etats-Unis et l’Europe sous pression.
 TV5MONDE : La justification iranienne sur l’enrichissement à 60 % à des fins « médicales » est-elle crédible ? De même quand le président, Hassan Rohani, déclare que l’Iran pourrait déjà enrichir son uranium à 90 % ?

Thierry Coville : Il me semble que l’enrichissement à 20 % rend possible l’alimentation d’un réacteur pouvant fabriquer des particules pour lutter contre le cancer. Mais bon, d’un autre côté, c’est à moitié vrai. Tout le monde sait que l’enrichissement à 90% permet d’obtenir la bombe nucléaire. Cela signifie que plus vous vous en approchez, plus vous maîtrisez la technique. C’est, quelque part, une façon de faire peur.

Concernant la possibilité d’enrichir l’uranium à 90 %, je pense que c’est la vérité. L’Iran travaille sur le nucléaire depuis au moins trois décennies maintenant. Les ingénieurs sont traditionnellement doués dans les sciences exactes. Ils ont beaucoup investi dans le domaine en plus d’avoir la matière grise. Je pense qu’à présent, techniquement, ils sont arrivés à bon niveau de développement. Ils pourraient en faire beaucoup plus que ce qu’ils ne font. Au-delà des chiffres scientifiques, tout dépend de la volonté politique. Que l’Iran ait la capacité technologique de produire une bombe atomique assez rapidement, je pense que tout le monde en est conscient.

TV5MONDE : Faut-il y voir une manière de ne pas perdre la face de la part des dirigeants iraniens ?

Thierry Coville : Il est vrai que ne pas perdre la face est très important mais c’est plus que ça. A l’inverse des Etats-Unis, qui ont les sanctions comme outils, le seul moyen de pression des Iraniens sur la partie adverse, c’est l’enrichissement de l’uranium en dehors des clous fixés par l’accord. Le Guide suprême, qui décide de tout, ne peut pas, politiquement parlant, déclarer publiquement qu’il faut négocier avec les Etats-Unis. Il doit arriver à ce que les Etats-Unis reviennent dans l’accord pour dire « Voyez, ils ont réparé leur erreur. » Tous ces signaux, comme les attaques dans le Golfe, sont des messages envoyés aux Etats-Unis. C’est une façon de les prévenir : « Revenez dans l’accord, sinon les choses vont mal aller. »

(Re)voir : Iran : La question toujours sensible du nucléaire
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TV5MONDE : Le retrait américain en 2018 n’a pas entraîné de réelle escalade dans la course au nucléaire en Iran. Comment interpréter ce presque statu quo ?

Thierry Coville : En signant l’accord de Vienne, la République islamique était d’accord pour avoir un programme nucléaire civil jusqu’en 2025. Quand Trump décide d’en sortir unilatéralement, la question que tout le monde se pose est : est-ce que l’Iran va y rester ? Dès lors que les sanctions à son encontre sont à nouveau appliquées, l’Iran n’a plus d’intérêt à se conformer au texte.

Dans le fond, les Iraniens espéraient l’élection d’un président américain favorable à un retour dans l’accord.

Thierry Coville,  chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Iran

Ce qui est intéressant, c’est que les Iraniens s’y sont maintenus malgré tout et n’ont même rien fait pendant un an. Ils se sont tournés vers les Européens en leur demandant d’agir car leur économie s’effondrait du fait des sanctions. Ces derniers n’ayant rien fait, les Iraniens se sont dits qu’ils ne pouvaient pas rester inactifs. Dans le fond, les Iraniens espéraient l’élection d’un président américain favorable à un retour dans l’accord. Tout ça, ils l’ont obtenu. Je pense que toute leur stratégie à l’internationale est toujours basée sur l’objectif que les Etats-Unis reviennent dans l’accord et qu’ils le respectent.


TV5MONDE : On a, d’un côté, les déclarations et les chiffres scientifiques, qui peuvent apparaître alarmistes pour un œil non expert, mais d’un autre côté, on n’observe pas de réaction « proportionnée » dans les rangs occidentaux. Au final, doit-on vraiment s’inquiéter ?

Thierry Coville : C’est vrai, on est dans un jeu de négociations qui consiste à mettre des coups de pression sur la partie adverse. C’est mieux qu’ils procèdent ainsi plutôt qu’ils s’envoient des missiles. C’était le problème avec Trump, qui ne laissait aucune porte ouverte aux discussions avec l’Iran. Ce message a été bien compris en Iran où il y a des « durs » et ceux-là envisagent l’option guerrière. Quand le général Qassem Soleimani est assassiné en 2020 par un drone américain, si l’Iran réplique en tuant des soldats américains, c’est la guerre dans tout le Moyen-Orient.

A l’inverse, Biden, lui, souhaite un retour dans cet accord. Donc, je pense que c’est très important que, pour la première fois depuis mai 2018, les deux parties soient réunies dans une même enceinte pour discuter. L’objectif n’est techniquement pas compliqué mais il doit être habillé politiquement. Il faut que les Etats-Unis lèvent les sanctions et que l’Iran revienne sur les mesures prises depuis 2019 en matière de nucléaire.

La situation économique en Iran est catastrophique. L’inflation atteint 40 %, l’économie est en récession pour la troisième année consécutive. En outre, une quatrième vague de coronavirus guette.

Thierry Coville,  chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Iran

(Re)voir : Irak : un an après la mort de Soleimani, la situation plus tendue que jamais

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TV5MONDE : Ce sujet est-il au centre des préoccupations de la société civile en Iran ?

Thierry Coville : La situation économique en Iran est catastrophique. L’inflation atteint 40 %, l’économie est en récession pour la troisième année consécutive. En outre, une quatrième vague de coronavirus guette. Donc, les préoccupations de la société civile sont tout autres même si c’est vrai que cette situation est conditionnée à l’accord sur le nucléaire. Dans le fond, les dirigeants iraniens, les modérés et même les durs, font le même calcul. Avec un retour dans l’accord de 2015, les sanctions américaines seraient levées et, avec elles, une partie de la pression sur la population iranienne.