Sanctions internationales : à quoi jouent les grandes entreprises ?

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Sanctions internationales : à quoi jouent les grandes entreprises ?
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Les multinationales ayant pignon sur rue peuvent-elles désormais agir à leur guise et appliquer des politique d'embargo normalement réservées au Etats ? C'est visiblement le cas d'Apple qui applique depuis peu aux USA une politique de refus de vente aux clients soupçonnés d'être d'origine iranienne.

Des multinationales au service des sanctions politiques des Etats

Des multinationales au service des sanctions politiques des Etats
Les entreprises Visa International et Mastercard se sont distinguées les premières en 2010 en bloquant les paiements de l'organisation Wikileaks. Les raisons invoquées ? Une forme de "patriotisme d'entreprises privées". Patriotisme qui voulait, que si le gouvernement américain était furieux de voir ses secrets les plus inavouables exposés mondialement par la petite organisation de Julian Assange, les dites entreprises allaient aider leur gouvernement à "la faire taire". Aujourd'hui, c'est Apple qui fait du zèle auprès de l'administration Obama dans le cadre des sanctions envers la république d'Iran. Depuis plusieurs jours, des clients de nationalité iranienne ou d'origine iranienne se sont vus refuser la vente de matériels dans plusieurs boutiques Apple aux Etats-Unis.
L'origine supposée des clients comme critère de refus de vente
L'embargo du gouvernement américain envers l'Iran s'amplifie avec le refus de Téhéran d'abandonner son programme nucléaire. Il touche de nombreux produits, dont le pétrole, et est avant tout une décision multilatérale, de pays membres de l'ONU : la plupart du temps il concerne des matières premières précises ou des services bancaires.
Avec l'affaire des refus de vente d'Apple dénoncée par le New York Times, comme pour Visa avec Wikileaks, c'est une toute autre démarche qui est à l'oeuvre que celle des sanctions "classiques" d'Etats à Etats. Ici, c'est une entreprise privée, Apple,qui décide de punir certains de ses clients vis-à-vis de leur origine (iranienne) supposée afin de devancer la volonté du gouvernement américain. C'est ainsi qu'une jeune femme de 19 ans, désireuse d'acheter un Ipad s'est vue demander par le vendeur de la firme à la pomme si il l'avait bien entendu parler en persan. La réponse positive de l'acheteuse( potentielle) de la tablette numérique a inspiré cette réponse au vendeur de l'Apple Store : "désolé, nous ne vendons pas aux personnes originaires de l'Iran, nos pays n'ont pas de bonnes relations".
Cette discrimination à la vente pourrait être l'acte isolé d'un vendeur zélé et patriote, mais d'autres cas ont été recensés dans d'autres boutique Apple : la multinationale de l'informatique semble bien avoir donné des instructions à ses vendeurs afin d'empêcher les ventes auprès de citoyens d'origine iranienne, citoyens américains qui dénoncent cette pratique, en réalité illégale. (voir reportage en encadré).
Apple se réfugie derrière sa politique de vente à l'exportation calquée sur le droit américain : l'Iran fait partie des pays sous interdiction d'exportation, et il est aujourd'hui interdit d'embarquer dans un avion américain à destination de ce pays en possession d'un téléphone mobile ou d'un ordinateur. De là à pratiquer des des refus de vente discriminatoires sur le territoire des Etats-Unis, il n'y a qu'un pas, que le constructeur semble avoir franchi. 
Sanctions internationales : à quoi jouent les grandes entreprises ?
Sur le site d'Apple, liste des pays non autorisés pour exportation
Les géants de l'informatique au service de l'étouffement des peuples ?
Le paradoxe est complet quand on sait comment les firmes technologiques surfent sur la vague de la libération des peuples grâce à l'informatique et au réseau Internet : Google, par exemple, était en pointe sur la défense de la liberté d'expression en affichant son refus des récentes lois de surveillance ou de censure du web, telles PIPA ou SOPA. Mais Google, pour autant, refuse l'ouverture de ses services aux adresses internet (adresses IP) provenant d'Iran. L'Iran, dont la population a inspiré les printemps arabes, en 2009, grâce aux réseaux sociaux, aux site de publication vidéo et à l'utilisation de l'informatique en réseau en général. Yahoo pratique la même politique en interdisant aux adresses IP iranienne de bénéficier de ses services : comment ces entreprises peuvent-elles ensuite venir faire l'apologie de leurs outils pour la diffusion de l'information, la liberté d'expression et l'aide qu'elles procurent pour la libération des peuples opprimés avec de tells pratiques ? 
Pour Fabrice Epelboin, l'un des fondateurs de l'ATLN (Association Tunisienne des Libertés Numériques), "il faut être optimiste, et un brin cynique : ces entreprises reposent sur une image qui pourrait être détruite de façon irrémédiable si elles se retrouvaient dans la situation de Bull  ou de Cisco - des entreprises qui ont aidé à la torture et à la mort de dizaine de milliers de personnes. Contrairement à Bull, l'image de Google souffrirait beaucoup d'un tel scandale, et cela aurait de très lourdes conséquences sur leur business et leur cours de bourse. Ces deux entreprises (Google et Yahoo, NDLR) ont par le passé franchi la ligne jaune et collaboré avec les services de répression de dictatures (la Chine surtout, NDLR), il n'est pas impensable qu'elles aient compris la leçon." 
Il n'en reste pas moins que ces entreprises de haute technologie ont un pouvoir inquiétant, que le co-fondateur de l'ATLN résume ainsi : "maintenant que ces entreprises de haute technologie sont confrontées à des entités politiques, on va assister à des transferts de pouvoir. Un Etat ne peut décemment pas imaginer installer une société de la surveillance sans la collaboration des opérateurs télécoms, par exemple, ce qui donne à ceux-ci un vrai pouvoir politique. Il en est de même pour les entreprises qui servent à transmettre de l'information, comme Twitter ou Facebook." 
Alors, au delà de l'incident Apple et de son refus de vente discriminatoire lié à la politique d'embargo des Etats-Unis, la question du "véritable pouvoir politique des multinationales" se pose de plus en plus. Fabrice Epelboin conclue ainsi son analyse : "Nous assistons à un transfert de pouvoir. Bush à bien moins fait pour la démocratie au Moyen Orient que Facebook : les temps changent, et les politiques comprennent bien cela. La France n'est pas devenue l'un des pays champions des technologies de surveillance de masse par hasard, c'est le résultat d'un pari industriel de grande envergure - réussi pour le coup - et que l'on peut dater de 2006-2007. C'est aussi le résultat d'une analyse au final assez fine des transferts de pouvoirs induits par les technologies."
Pas de quoi rassurer les défenseurs des libertés, ni les citoyens. Qu'ils soient de pays démocratiques...ou non.

Sanctions : la guerre économique

Voilà plusieurs années que l'Iran s'attire les foudres de la "communauté internationale" qui tente de lui faire renoncer à son programme nucléaire. Depuis 2006, le Conseil de sécurité de l'ONU a ainsi imposé à Téhéran quatre séries de sanctions, quatre résolutions lui intimant de coopérer pleinement avec l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et de suspendre ses activités liées à l'enrichissement et au retraitement d'uranium. En vertu de ces résolutions, il est désormais interdit de fournir à l'Iran matériaux et savoir-faire  pouvant l'aider dans sa quête de nucléaire. Les avoirs de personnalités politiques sont également gelés ainsi ceux d'institutions bancaires soupçonnées d'être associées au programme nucléaire iranien. Les Etats prennent aussi des sanctions contre Téhéran. Dernier exemple en date, le 23 janvier 2012, l'Union européenne a adopté un embargo pétrolier (tout nouveau contrat est désormais interdit) et des sanctions contre la Banque centrale iranienne, dont notamment le gel de ses avoirs en Europe.