Fil d'Ariane
TV5MONDE : Jusqu’à présent, quels ont été les différents types de sanctions prises à l’égard de la Russie ?
Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la Recherche Stratégique, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes : Il y a plusieurs types de sanctions qui visent soit des individus soit des secteurs clés de la Russie. Elles visent avant toute chose à affaiblir le pays, dans le but d’obtenir un changement de son comportement. Ce qui n’est pas toujours le cas. Il s’agit donc aussi d’affaiblir progressivement le régime qui vous embête et vous pose des problèmes. Cela montre que l’on fait quelque chose, et c’est aussi une façon de sanctionner sans nécessairement en arriver à des mesures de forces. On ne peut pas constamment rentrer en guerre contre les États qui ont un comportement jugé déviant. En 2014, quand les Européens et les Américains ont pris des mesures de sanctions à la suite de l’annexion de la Crimée, c’est aussi parce qu’il était un peu difficile d’imaginer une intervention militaire, même si c’était dans le débat à l’époque, mais personne ne l’a envisagé sérieusement du côté des responsables Européens et Américains.
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TV5MONDE : Les sanctions sont-elles suivies d’effets ?
Isabelle Facon : Si on les mesure en terme de changement de comportement de la Russie, je n’ai pas le sentiment que ça ait beaucoup fonctionné car la Russie a continué à mener la politique qui l’avait menée à recevoir ces sanctions. Elle nie le soutien aux séparatistes du Donbass, mais on sait que ce soutien est réel. Elle a continué à mener une politique étrangère pas forcément toujours très convergente avec les intérêts des Occidentaux. On le voit au Moyen-Orient, on le voit dans d’autres régions du monde.
En terme de changement de comportement, l’effet n’est pas du tout tangible. Mais ça ne veut pas dire que ça ne pose pas des problèmes énormes à la Russie sur un certain nombre de secteurs économiques. Ces sanctions les obligent à chercher des partenaires alternatifs concernant certains transferts de technologies, ce qui les empêche de moderniser leur tissu industriel, puisque il y a un certain nombre de technologies auxquelles ils n’ont plus accès. Ils ont aussi un accès aux marchés occidentaux qui est beaucoup plus restreint qu’avant. Cela pose des problèmes de refinancement des entreprises. Mais espérer que les sanctions puissent amener la Russie à être dans une position de plus de compromis et de souplesse ne s’est pas avéré jusqu’à présent.
Le pouvoir russe peut utiliser les sanctions pour nourrir le syndrome de la « forteresse assiégée »
Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la Recherche Stratégique
TV5MONDE : Ne peuvent-elles même parfois être contre-productives?
Isabelle Facon : En effet. Je dirai qu’il y a peut-être un effet contre-productif des sanctions. Le pouvoir russe peut les utiliser pour désigner un ennemi extérieur, ce qui lui permet d’unir la population autour du pouvoir, de nourrir le syndrome de la « forteresse assiégée » et aussi de dire que la Russie fait ce qu’il faut face à ce qui est une autre forme d’agression. Par exemple, après des sanctions qui portent sur le secteur de l’armement, les commentateurs et autorités russes disent très volontiers que ce sont des mesures de concurrence déloyale pour affaiblir une industrie d’armement vitale qui est un concurrent majeur dans le monde. Cela permet de nourrir un narratif russe sur le fait que le pays et le pouvoir russe est soumis à une forme d’agression permanente de l’extérieur. Cela peut contribuer à l’aider à justifier des choses en interne et à faire oublier des problèmes économiques voir à les faire imputer à une pression extérieure.
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TV5MONDE : A-t-on vraiment un levier de pression sur la Russie, seconde puissance nucléaire mondiale ?
Isabelle Facon : Pas vraiment. C’est un gouvernement qui a mis directement en avant le thème de souveraineté et d’indépendance en politique étrangère. Pour eux, ce serait céder à une pression extérieure et aller à l’encontre de leur politique. C’est presque une sorte de posture philosophique : « c’est une pression, donc on va faire l’inverse, ou en tout cas on ne va pas changer notre position ».
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TV5MONDE : Y-a-t-il plus efficace que les sanctions actuelles ?
Isabelle Facon : Il peut y avoir des mesures beaucoup plus radicales. Les Russes parlent notamment beaucoup des risques d’exclusion du sytème SWIFT (ndlr : Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication. Le réseau SWIFT est un réseau interbancaire qui offre une palette de services diversifiés : transferts de compte à compte, opérations sur devises ou sur titres, recouvrements). Mais c’est un délicat équilibre à trouver entre une pression forte et garder les canaux minimaux de discussion avec les Russes et tous les régimes qui plus largement posent problèmes. Parce que le dialogue est aussi un levier. Il n’y a pas que la pression.
Ce dialogue est un garde fou, afin d’éviter que la Russie n’aille un peu plus loin encore dans l’expression de son potentiel de nuisance
Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la Recherche Stratégique
D’ailleurs, plus on avance dans la sévérité des sanctions à l’encontre du régime russe, plus on sent que l’on perd la prise sur ce que fait ce régime. Il faut aussi savoir que la Russie, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, a montré qu’elle pouvait avoir une influence sur un certain nombre de dossiers importants pour de nombreux pays occidentaux. Même si c’est un dialogue compliqué et difficile à bien des égards, il faut continuer à l’alimenter. Ce dialogue est un garde fou, afin d’éviter que la Russie n’aille un peu plus loin encore dans l’expression de son potentiel de nuisance, qu’elle a pas mal actionné ces dernières années. C’est un État qui présente des caractéristiques en matière de puissance qu’on ne peut ignorer.
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En 2014, une série de sanctions contre la Russie est mise en place par les États-Unis, l’Union européenne et d’autres pays occidentaux. L’annexion par des troupes pro-russes de la Crimée, péninsule au climat méditerranéen située au sud de l’Ukraine, est l’élément déclencheur. En mars 2014, le président américain Barack Obama décrète des interdictions de voyager et des gels d’actifs financiers contre des personnalités impliquées dans la crise de Crimée. L’Union européenne, le Canada, l’Australie et le Japon lui emboîtent le pas et mettent en place des sanctions similaires. L'Union européenne interdit notamment l'accès aux crédits européens à plusieurs banques russes et compagnies pétrolières russes. Elle décide également d’interdire l'exportation vers la Russie d'équipements pétroliers ou pouvant potentiellement servir dans le militaire. En réponse à ces sanctions, la Russie décrète un embargo alimentaire vers tous les pays de l’Union européenne et établit une liste de personnalités interdites de séjour.
En 2016, les États-Unis accusent la Russie de s’être immiscée dans l'élection présidentielle américaine. C’est le "Russia Gate". Le gouvernement américain prend alors les sanctions les plus importantes jamais prises à l’encontre de la Russie depuis la Guerre froide. Barack Obama ordonne l’expulsion de 35 diplomates russes mais aussi la fermeture de deux sites de renseignement russes dans le Maryland et à New York, ainsi que des sanctions économiques à l’égard d’entreprises et des services de renseignements russes, suivis par une série d’arrestations.
En mars 2021, l’Union européenne et les Etats-Unis annoncent des sanctions à l’encontre de responsables russes, en représailles à l'empoisonnement et l’emprisonnement de l’opposant Alexeï Navalny. Des avoirs sont gelés et les personnes visées sont interdites d'entrer sur les territoires européens et américains.
En avril 2021, Joe Biden, président des États-Unis, signe un décret interdisant les banques américaines d'acheter directement de la dette émise par la Russie. Il sanctionne aussi six sociétés technologiques russes, accusées de soutenir les activités de piratage informatique du renseignement de Moscou. Des diplomates russes sont également expulsés. Des sanctions sévères auxquelles Moscou riposte immédiatement.
Depuis l’adoption des sanctions en 2014, les revenus des Russes auraient diminués de 10%, selon l’économiste Natalia Orlova, économiste chez Alfa Bank. La Russie n’a pas connu une période d’appauvrissement aussi longue depuis les années 1990.