Fil d'Ariane
La France a deux fois plus de jeunes fumeurs de "joints de cannabis" de moins de 18 ans que la moyenne européenne. Au moins 1,4 millions de personnes fument du cannabis quotidiennement et 5 millions annuellement. Ces quelques constats chiffrés sur la consommation française de cette plante psychotrope sont tirés d'un rapport "transpartisan", troisième et dernier volet de la mission d’information consacrée à "la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis", présenté aux parlementaires ce mercredi 5 mai 2021.
La France est championne en matière de consommation de cette substance, en particulier chez les jeunes, alors que fumer du cannabis est illégal et de plus en plus réprimé par la loi : les fumeurs peuvent désormais être verbalisés à hauteur de 200 euros.
Cannabis en Europe : les Français en haut du tableau
La consommation de cannabis en France représente 80% de la consommation de l'ensemble des drogues. Près de 10% de la population entre 14 et 64 ans consomme du cannabis au moins une fois par an, près de 3% de façon quotidienne. Les jeunes Français de 16 ans sont les premiers consommateurs de cannabis en Europe. 18 millions de Français ont déjà expérimenté le cannabis au cours de leur vie. En 2017, en France, près de la moitié des adultes âgés de 18 à 64 ans déclaraient en avoir déjà consommé. C'est près de quatre fois plus en 30 ans.
L'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies estime que 75 millions d'Européens entre 15 et 64 ans ont consommé au moins une fois du cannabis, soit 20% de cette population. 6,8% de la population âgée de 15 à 64 ans en a consommé au cours de l'année. Les jeunes adultes, entre 14 et 34 ans sont les plus gros consommateurs : 12,4% ont consommé du cannabis au cours des 12 derniers mois, et 6,9% au cours des trente derniers jours en Europe.
La France fait néanmoins de plus en plus cavalier seul avec sa stratégie du tout répressif. Ailleurs, en Europe ou en Amérique du nord, les approches se sont profondément modifiées, avec une légalisation ou une dépénalisation de plus en plus fréquente, souvent encadrées par l'État. Les résultats positifs de ces politiques — en matière de baisse de la consommation, de réduction du trafic illégal et de bénéfices sanitaires — sont constatés par les autorités.
A l'inverse, la France subit année après année les effets délétères de la consommation massive de cannabis, souvent de qualité douteuse ou dangereux — par ses taux de THC (tétrahydrocannabinol, molécule présente dans la plante de cannabis qui possède des propriétés psychoactives) trop élevés — et vendu par des réseaux criminels. Les jeunes sont particulièrement touchés. C'est ce que constate le dernier rapport parlementaire français. Au Portugal, par exemple, l'usage de stupéfiants a été dépénalisé et encadré par l'État depuis 2001. Le taux de fumeurs quotidiens dans ce pays est trois fois inférieur à celui de la France. Quinze États américains ainsi que le Canada et l'Urugay ont autorisé l'usage du "cannabis récréatif".
Le projet de loi "relative à la légalisation contrôlée de la production, de la vente et de la consommation de cannabis" du député membre du groupe "Libertés et territoires" François-Michel Lambert a fait scandale auprès du gouvernement le mois dernier. Ce fut encore le cas ce mardi 4 mai, alors que ce dernier a brandi un "joint de cannabis" en pleine Assemblée nationale. Le député avait au préalable dénoncé "l'échec total du répressif et de la prohibition en France", alors que selon lui, "d'autres pays ont fait le choix d'affronter le problème plutôt que la politique de l'autruche". Ce constat d'échec des politiques pour lutter contre la consommation de cannabis en France est encore une fois au cœur du dernier volet de cette enquête parlementaire présenté par la rapporteure de la majorité LAREM — chargée de la thématique "cannabis récréatif" — Caroline Janvier. Cette dernière a souligné en préambule que "la politique répressive menée par la France depuis 1970 coûte cher et mobilise à l’excès les forces de l’ordre sans pour autant contribuer, même de manière marginale, à la résorption de l’usage et du trafic de cannabis".
Dépénalisation et légalisation : quelles différences ?
La dépénalisation est la suppression des sanctions pénales jusqu’alors encourues pour certains actes. La légalisation consiste en revanche à rendre une action légale mais dans un cadre posé par l’État. La différence entre les deux termes est importante : légaliser signifie donner un cadre légal restrictif à une action ou à un produit, alors que dépénaliser signifie simplement que l'État renonce à punir pénalement une action ou l’usage d’un produit.
Cela siginfie que légaliser peut toujours permettre d'interdire une action ou un produit sous certaines conditions bien établies. Exemple : la légalisation de l'avortement ne permet pas aux femmes d'avorter quand elles le souhaitent au cours de leur grossesse. La dépénalisation de l'homosexualité en 1982 a permis en revanche de ne plus déclarer les personnes homosexuelles hors-la-loi et ce sans aucune restriction ou encadrement de leur orientation sexuelle. La dépénalisation retire un interdit légal, la légalisation encadre par la loi.
Ce rapport des députés de la mission d’information parlementaire sur le cannabis a été réalisé grâce à l'audition — durant trois mois — d'une centaine de spécialistes : médecins, policiers, magistrats et chercheurs. Caroline Janvier estime qu'il est désormais nécessaire de légaliser de manière encadrée ce stupéfiant pour "reprendre le contrôle, permettre de protéger la santé des consommateurs, notamment des jeunes, et d’assurer la sécurité des Français ". Et c'est bien cet aspect sanitaire du problème que les responsables gouvernementaux français semblent pourtant refuser d'aborder.
Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération addiction — organisme audité par la commission parlementaire — souligne ce refus des autorités politiques d'aborder le sujet dans toutes ses dimensions : "C'est un problème qui est traité de façon extrêmement binaire en France depuis 50 ans. Dans notre pays, si vous consommez des drogues, vous êtes soit rangé du côté de la délinquance, soit du côté des malades. Alors qu'en 50 ans, la société a énormément changé. Pour bon nombre de personnes qui font usage de substances comme le cannabis, cela est fait de façon très variée, dans les usages, sur les motivations, dans la façon d'expérimenter — qui peuvent pour certains devenir problématiques, c'est tout à fait vrai —, mais sans que le politique ne veuille jamais travailler ces espaces là."
Les responsables politiques au gouvernement ne semblent malgré tout pas prêts à s'accorder sur l'échec de cette approche purement sécuritaire et judiciaire — dénoncé tant par la spécialiste des problèmes d'addictions que par le rapport parlementaire.
Quand on a des discours très marqués sur le cannabis, en disant seulement "c'est interdit" et en refusant d'en parler autrement, cela empêche toute forme de prévention.Nathalie Latour, déléguée générale de la Fondation addiction
Pour illustration, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin interrogé il y a quelques semaines sur les problèmes liés au cannabis a fait alors cette réponse : "Les services de police ont mené depuis janvier plus de 1.300 opérations de démantèlement des points de deal , avec des saisies importantes et régulières à la clef. Par ailleurs, plus de 70.000 amendes pénales ont été délivrées à des consommateurs depuis le 1er septembre, date de leur généralisation". Ces affirmations laissent supposer qu'une politique répressive devrait permettre d'endiguer le phénomène, mais la réalité est toute autre selon le rapport qui souligne que la répression par l'État de l'usage du cannabis n'a jamais permis de stopper le trafic et la consommation de cannabis, bien au contraire. Avec des dégats sur la santé des jeunes particulièrement inquiétants.
Le problème de la prise de stupéfiants dans les sociétés modernes n'a jamais été résolu et ne le sera probablement jamais entièrement, mais comme le souligne Nathalie Latour, "toute l'approche politique face à ce problème est restée sur des renforcements en grande partie sur le côté de la criminalité, avec des moyens supplémentaires pour la police et la justice. On a avancé de façon très timide sur ce qu'on peut appeler l'aspect "maladie" et donc tout le pan de la prévention, de l'éducation, de la façon d'en parler différemment, en allant vers les jeunes. Ces pans là ont été un peu plus dynamisés ces dernières années, mais il y a une sorte d'omerta sur ce sujet qui empêche d'atteindre correctement le public qui ne se reconnaît pas, particulièrement chez les jeunes."
La consommation de cannabis, surtout pour les publics jeunes, est un problème sanitaire réel puisqu'elle perturbe la concentration et les apprentissages, empêche un développement correct du cerveau et peut déclencher des pathologies mentales, ce que tous les professionnels de santé soulignent. Le dernier rapport sur le cannabis explique d'ailleurs que la consommation de cannabis chez les jeunes double les risques de schizophrénie, crée des troubles anxieux, dépressifs et augmenterait le risque d'infarctus.
La modification de la législation obligerait les pouvoirs publics à mettre en oeuvre une forme d'éducation à l'usage du cannabis, une sorte de loi Evin du cannabis (…)Caroline Janvier, rapporteur LREM de la thématique "cannabis récréatif"
Nathalie Latour explique donc que le but n'est surtout pas de banaliser le sujet, mais avant tout de sortir d'un discours univoque : "Quand on a des discours très marqués sur le cannabis, en disant seulement "c'est interdit" et en refusant d'en parler autrement, cela empêche toute forme de prévention. En tant que professionnels de santé nous ne sommes pas là pour banaliser cet usage, mais pour parler de la motivation de cet usage. Pour les adolescents il y a les motivations de la transgression pour passer à l'âge adulte, la fête, la détente. Ces motivations doivent être discutées." Sur l'aspect éducatif, la spécialiste précise qu'il est central pour endiguer et prévenir le phénomène : "Même si la consommation est toujours importante chez les moins de 18 ans en France, elle a quand même un peu diminué ces dernières années et nous nous en réjouissons. Les raisons que l'on observe pour expliquer cette diminution sont que les parents d'aujourd'hui ont eux-mêmes expérimenté le cannabis dans les années 90. La façon dont ils se positionnent par rapport à leurs enfants repose donc sur leurs propres expériences. En France, on a tout misé sur l'aspect pénal et pas du tout travaillé l'aspect de l'éducation, alors qu'il est central."
Le rapport présenté par Caroline Janvier explique que l'économie souterraine du cannabis "contribue très fortement à la hausse des violences au sein des quartiers défavorisés et entraîne une certaine déstructuration du lien social". C'est pourquoi l'élue LREM explique que la légalisation encadrée du cannabis permettrait "d'assécher le marché noir puis de permettre le développement d'actions de prévention, notamment en direction des plus jeunes". Caroline Janvier estime que la modification de la législation obligerait les pouvoirs publics "à mettre en oeuvre une forme d'éducation à l'usage du cannabis", une sorte de "loi Evin du cannabis", "pour déterminer les publicités admises ou non, définir les lieux où l'interdition de consommer subsisterait et maintenir des restrictions d'accès pour les mineurs." Dans son rapport elle explique par exemple que "la question de la publicité est fondamentale pour éviter que ne se développe une esthétique du cannabis incitant à sa consommation".
Cet éventail de réflexions et de propositions réjouissent Nathalie Latour : la Fédération addictions qu'elle représente demande depuis des années qu'un encadrement de la consommation du cannabis soit mis en place pour pouvoir prévenir les addictions et mieux accompagner les publics en difficulté avec cette substance. "Si la consommation de cannabis était légalisée et encadrée, les parents pourraient bien plus facilement en parler avec leurs adolescents, puisque la peur d'être jugé, condamné ou d'être considéré comme malade serait absente. De notre côté, nous savons qu'il faut que notre aide soit procurée le plus tôt possible, il faut donc que le minimum de freins soient présents pour permettre aux familles de venir en parler. Si l'usage du cannabis est fortement réprimandé il est évident que les jeunes évitent que cela se sache, se cachent et ont beaucoup de mal à aborder le problème. Pour les plus dépendants, ils passent le plus souvent à travers les mailles du filet et on les retrouve à 25-26 ans avec des problématiques de dépendances très importantes."
La rapporteure Caroline Janvier a cité aussi lors de sa présentation la grande consultation en ligne lancée par la commission d'enquête sur le cannabis auprès de 250 000 personnes. 80% d'entre elles se sont déclarées favorables à une autorisation de la consommation et de la production de cannabis dans un cadre établi par la loi. Pour Caroline Janvier, il est donc temps d'ouvrir un grand débat national sur le modèle de la Convention citoyenne pour le climat, avec la possibilité d'une consultation référendaire. Les questions pourraient être multiples : A partir de quel âge doit-on autoriser la consommation ? Faut-il autoriser la vente chez les buralistes ? Autoriser la vente en ligne ? Faut-il un monopole d'État ? Quel prix fixer ? Peut-on produire du cannabis en France ?
Le fait de proposer une offre réglementée, structurée, encadrée par l'État, c'est aussi ne pas laisser des réseaux mafieux décider de la qualité des produits vendus, du type d'information et d'un marketing spécifique sur ces produits vis-à-vis des populations.
Nathalie Latour, déléguée générale de la Fondation addiction
La déléguée de la Fédération addiction, Nathalie Latour, approuve cette approche d'une légalisation encadrée qui permettrait de vraiment s'attaquer au problème. "Il y a des piliers incontournables pour construire quelque chose de cohérent en matière de prévention et de lutte contre les addictions. Il y a la question de l'information, qui doit être plus efficace et plus adaptée pour rencontrer vraiment le public concerné, il faut aussi aller plus vite et plus tôt vers les personnes, à l'aide de programmes de proximité de réduction des risques, et il faut travailler sur un encadrementr régulateur protecteur pour empêcher le marché illégal du cannabis de capturer les consommateurs. Le fait de proposer une offre réglementée, structurée, encadrée par l'État, c'est aussi ne pas laisser des réseaux mafieux décider de la qualité des produits vendus, du type d'information et d'un marketing spécifique sur ces produits vis-à-vis des populations", explique la spécialiste.
Les constats et préconisations des professionnels de la santé et de la prévention des risques sont donc très clairs, comme ceux établis par la mission parlementaire mais il semble acquis que le gouvernement et l'Elysée ne les entendra pas. Le président Emmanuel Macron, dans un entretien accordé au quotidien Le Figaro le 18 avril dernier expliquait : "Nous avons décidé d’accentuer notre action contre les trafics de stupéfiants, qui explosent (…) Si vous vous faites prendre comme consommateur, vous savez que vous allez devoir payer et que vous n’allez pas y échapper. Ça change le rapport de force. En agissant à tous les niveaux : le grand trafic, le petit deal, la consommation, nous sommes en train de porter un coup profond aux trafics (…) À l’inverse de ceux qui prônent la dépénalisation généralisée, je pense que les stups ont besoin d’un coup de frein, pas d’un coup de publicité. Dire que le haschisch est innocent est plus qu’un mensonge."
Quant au ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, il a résumé sa vision du problème de la consommation de cannabis pour les jeunes en une phrase, lors de la présentation du projet de loi de François-Michel Lambert : "C'est de la merde que les jeunes prennent dans leurs veines et qu'ils fument". Le président Emmanuel Macron devrait lancer un "grand débat national sur la consommation de drogue et ses effets délétères", affirmant que "Ceux qui prennent de la drogue - et cela concerne toutes les catégories sociales - doivent comprendre que non seulement, ils mettent leur santé en danger, mais qu’ils alimentent aussi le plus grand des trafics." La légalisation encadrée du cannabis n'est donc visiblement pas acquise pour 2021…