Scandale Pegasus : "Avec une coalition d'ONG il serait possible de stopper cette surveillance"

Le scandale des écoutes de smartphones à l'aide du logiciel Pegasus par des gouvernements a pris une ampleur planétaire. Cette affaire a mis en lumière une dérive qui met à mal les principes sur lesquels les droits humains sont fondés, selon l'avocat François Cantier, fondateur et président d’honneur d’Avocats sans frontières France. Ce défenseur des droits humains estime qu'il est possible et nécessaire d'agir. Entretien.
 
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Logiciel Pegasus surveillance des smartphones
Un consortium de 17 médias internationaux a révélé en juillet 2021 que le logiciel Pegasus aurait permis d’espionner les smartphones d’au moins 180 journalistes, 600 hommes et femmes politiques, 85 militants des droits humains et 65 chefs d’entreprise à travers le monde.
(Photo : AP / Jenny Kane)
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TV5MONDE :  Les révélations d’espionnages par des gouvernements, grâce au logiciel israélien Pegasus de NSO Group — ou d’autres entreprises —, ne sont pas nouvelles et pourtant rien ne change. Pourquoi ?
François Cantier
François Cantier est avocat, fondateur et président d’honneur d’Avocats sans frontières France. Il est également fondateur et président de l’École des droits de l’homme (EDDH). (Photo : SIte web SCP Cantier et Associés)


François Cantier : Je pense que nous sommes un peu débordés par les agessions dont nous sommes directement victimes. Je parle du recul des libertés, comme en Russie ou le pouvoir en place qualifie certaines ONG "d'agents de l'étranger", par exemple. Mais au delà, je pense à toutes les attaques dont font l'objet les défenseurs des droits de l'homme.

Nous n'avons pas su nous mobiliser suffisamment — et à temps — sur cette question de la surveillance numérique, qui ne date pas d'aujourd'hui mais dont la dernière enquête révèle l'ampleur. Il y a des procédures qui ont été lancées contre NSO Group fin 2020 et d'autres très récemment, mais nous sommes confrontés à un quotidien si difficile, avec la montée des dictatures, les démocraties illibérales, que nous ne savons plus trop où donner de la tête.

Depuis une dizaine d'années nous assistons à un recul de ces droits fondamentaux, avec des agressions répétées.

Je pense aussi qu'il y a un problème de prise de conscience. Nous vivons quand même encore — et je me mets dans ce "nous" — sous l'emprise de l'après seconde guerre mondiale, avec cette reconnaissance de la déclaration universelle des droits de l'homme et tous ces progrès qui ont été faits dans ce domaine là, notamment en Europe, avec la Cour européenne des droits de l'homme.

Nous avons été portés par ce progrès, en étant convaincus qu'il allait dans le sens de l'Histoire et que ce qu'il se passait par-ci par-là de négatif, n'était que des anicroches ou des erreurs. Moi le premier — et de nombreux autres—, pensions que ce mouvement vers la reconnaissance et le respects des droits fondamentaux était quelque chose d'acquis, avec seulement des hauts et des bas.

Et là, on se rend compte que ce n'est pas exact, que ce n'est pas la réalité. Depuis une dizaine d'années nous assistons à un recul de ces droits fondamentaux, avec des agressions répétées. Et nous avons un peu de mal à réagir.

Qu'est-ce que le logiciel espion Pegasus ?

Pegasus est un logiciel espion permettant de prendre le contrôle des smartphones sous iOS (Apple) et Android (Alphabet-Google). Pegasus permet d'accèder aux fichiers, messages, photos et mots de passe, écouter les appels, et peut déclencher l'enregistrement audio, la caméra ou encore le suivi de la géolocalisation. Il ne nécessite pas d'action de la part de l'utilisateur, un simple texto envoyé par l'attaquant sur l'appareil suffit à son installation qui demeure invisible pour l'utilisateur.

Ce logiciel espion a été commercialisé en 2013 par l'entreprise israélienne NSO Group mais les premières traces de ses intrusions n'ont été découvertes qu'en 2016. Officiellement, Pegasus n'est vendu qu'à des organisations étatiques pour la surveillance des personnes soupçonnées de terrorisme ou autre crimes graves. Dans la pratique selon une ONG comme Amnesty International—, il se révèle être aussi utilisé par des régimes autoritaires pour surveiller des journalistes, des opposants politiques ou des militants des droits humains.

TV5MONDE : La lutte contre les écoutes et l'espionnage des citoyens serait donc un combat sans fin?

François Cantier : Jusque là, il faut bien voir qu'il n'y a pas eu une cohorte importante attachée aux droits fondamentaux. Entre ceux qui s'en moquent fondamentalement, ceux qui y sont hostiles, ceux qui préfèrent faire fructifier les affaires, il n'y a pas de quoi remplir un stade avec les défenseurs de ces droits, à mon avis. Les citoyens s'y intéressent peu et les États jouent la carte du court-terme, avec des alliances stratégiques, la balance des paiements. Tout ça passe bien avant et ce n'est pas nouveau.

Il n'y a pas de justice internationale qui puisse se saisir d'une affaire comme celle de Pegasus.

Quand vous regardez les discours et les programmes des partis politiques au sein des pays démocratiques, ils prononcent rarment ce terme de droits de l'homme ou de droits fondamentaux. L'un de mes amis me disait : "On a l'impression qu'aujourd'hui, les droits de l'homme cela fait droit de l'hommiste, petit bourgeois qui n'a rien à faire d'autre".

Le président Sarkozy avait d'ailleurs parlé des "droits de l'hommistes". Mais ce qu'il y a de plus terrible, c'est que ces mots — qui perdent leur sens tellement on les oublie, tellement on les pitéine — ce sont des mots qui viennent dans la tête et dans le cœur de tous ceux qui souffrent sur la planète. Il n'y a qu'à voir de quoi parlent les Biélorusses, les Birmans, aujourd'hui. Ils parlent de leurs droits fondamentaux. Mais dans les temps actuels, c'est un discours qui est de deuxième niveau et qui n'intéresse personne. Peut-être parce que chez nous ce sont des droits acquis et que l'on ne voit plus l'intérêt d'en parler d'avantage.

TV5MONDE : Malgré tout, 17 journaliste de 7 pays ont porté plainte ce vendredi aux côtés de Reporters sans frontières, contre la société israélienne NSO Group, éditeur du logiciel espion Pegasus. Qu’en pensez-vous ?

François Cantier : Le grand problème en tant que juristes, c'est de cadrer notre démarche dans un moule juridique. Ces moules juridiques existent au niveau national mais ils n'existent pas au niveau international, ou si peu. Il y a la Cour pénale internationale (CPI, ndlr), mais qui s'occupe des génocides, des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Il n'y a pas de justice internationale qui puisse se saisir d'une affaire comme celle de Pegasus. Heureusement, en Europe — mais aussi dans d'autres endroits du monde — il existe des justices régionales, notamment en ce qui concerne les droits de l'homme.

Mais peut-on poser une plainte dans le cas de Pegasus auprès de ces instances ? Ce n'est pas un crime en tant que tel. Il faut donc aller vers une instance judiciaire avec des arguments factuels et juridiques pour demander que l'auteur de tels faits soit sanctionné.

C'est là que nous sommes en grande difficulté, sauf au niveau national comme en France, où nous avons plusieurs articles du code pénal, le 226-1 sur la vie privée, le 323-1 sur la fabrication de matériel permettant ces écoutes et captations  de données qui répriment ces procédés.  Au plan strictement franco-français, nous avons des outils. Une plainte contre NSO Group est donc concevable dans la mesure où les victimes sont Françaises.

Le Conseil de sécurité de l'ONU pourrait prendre une décision qui interdirait aux États — à titre temporaire—, la fabrication, la mise en vente et l'utilisation de ce type de matériels d'espionnage.

Mais j'essaye d'imaginer une démarche qui soit la plus large possible, avec une pression exercée sur les États, dans les instances qui les réunissent. Les Nations unies bien entendu, les instances régionales comme la Cour européenne des droits de l'homme, mais aussi des démarches de la société civile. Tout cela initierait des plaintes devant des justices nationales ou éventuellement régionales lorsque cela serait possible.

Mais cela suppose que l'on connaisse exactement les faits et qu'ensuite on inventorie les crimes et délits qui ont été commis grâce à l'usage de Pegasus. Que ce soit directement ou indirectement, notamment au titre de la complicité. C'est le cas de l'affaire Amesys, avec la livraison de matériel dont on savait qu'il allait servir à commettre des crimes. Des crimes qui peuvent être des détentions arbritaires, des atteintes à la vie, des assassinats.

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TV5MONDE : Du point de vue du droit international, serait-il possible de stopper la vente et l’utilisation de ces armes numériques ?


François Cantier : Le Conseil de sécurité, qui est l'instance opérationnelle des Nations Unies, pourrait prendre une décision qui interdirait aux États — à titre temporaire—, la fabrication, la mise en vente et l'utilisation de ce type de matériels. Nonobstant la possibilité de véto que des pays comme la Chine ou la Russie pourraient utiliser afin d'empêcher cette décision, c'est une voie envisageable. Malgré que ce soient des entreprises privées qui fabriquent ces outils d'espionnage, ce sont les États qui délivrent les autorisations, en ce qui concerne l'exportation en particulier.  Le Conseil de sécurité pourrait donc considérer que la vente des logiciels tels que Pegasus est de nature à porter atteinte à des droits fondamentaux, à la paix dans le monde.

Avec une coalition d'ONG, la pression sur les États pourrait permettre d'arrêter l'utilisation des armes de surveillance numérique telles que Pegasus.

Une deuxième solution serait un traité de non-prolifération, avec un contrôle sur le modèle de l'AIEA (Agence internationale de l'énergie atomique). Ce sont deux voies qui me semblent envisageables. Mais il y a une troisième voie, celle d'une coalition d'ONG au niveau international. J'ai déjà fait partie d'une coalition de ce type, la coalition des ONG pour la Cour pénale internationale.

Nous avons fait un travail concret pour l'écriture du traité de Rome menant à la création de la CPI. Grâce à la présence massive de la société civile à nos côtés, nous avons pu permettre ce que je considère être un progrès pour l'humanité. Avec une coalition d'ONG, la pression sur les États pourrait permettre de stopper l'utilisation des armes de surveillance numérique telles que Pegasus.