Scandales et abus : "Si l'Eglise catholique veut retrouver une certaine crédibilité, il faut faire la lumière sur ces faits."

La découverte des dépouilles de 215 enfants autochtones sur le terrain d’un ancien pensionnat autochtone à Kamloops, en Colombie-Britannique au Canada, a relancé le débat des violences systémiques perpétrées par des institutions catholiques. Quelques mois auparavant, en Irlande, un rapport d'enquête relatait lui le traitement infligé pendant des décennies aux pensionnaires des foyers pour mères célibataires. Entretien avec Jean Guy Nadeau, auteur de "Une profonde blessure. Les abus sexuels dans l’Église catholique" (Médiaspaul, 2020) et professeur retraité de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Montréal.
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Des élèves posent devant le pensionnat de Chooutla, dans le Yukon, au Canada, en 1921.
Reuters
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TV5MONDE : Comment expliquer ces morts, retrouvés dans l'enceinte d'une institution religieuse comme le pensionnat? 

Jean-Guy Nadeau, professeur retraité de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Montréal​ : Au Canada, beaucoup sont morts de la tuberculose, de la malnutrition, de la faim et de mauvais traitements. Je pense qu'en Colombie-Britannique, 50% des décès sont attribuables à la tuberculose. Cependant cette maladie ne vient pas tout seule, il y a des conditions de vies qui y mènent mais aussi le dépaysement, la malnutrition, le manque de soin, les coups et l'humiliation.

Entre l’Irlande et le Canada, les causes des morts sont les mêmes, cependant les causes d'incarcération diffèrent : les mères célibataires irlandaises étaient rejetées par la société, elles représentaient une certaine forme de honte. Elles étaient envoyées par leurs parents chez les soeurs. L'Eglise les stigmatisait, mais l'Etat aussi.

Alors que c’étaient des avions de la gendarmerie royale du Canada qui venaient chercher les enfants autochtones. On allait les chercher dans les villages autochtones à travers tout le Canada et on les amenait dans ce qu’on appelait à l'époque les « Indian Residential Schools ». Aujourd'hui on parle de « pensionnats autochtones », mais je préfère parler de pensionnats anti-autochtones ou coloniaux - parce que ces pensionnats n'avaient d'autochtones que les enfants qui étaient détenus et qui ne pouvaient rien dire.

Quand on parle de pensionnats jésuites, ce sont des pensionnats que des jésuites géraient. Là, aucun autochtone ne pouvait dire quoique ce soit sur la gestion de ces institutions. Les enfants étaient amenés dans une perspective d’assimilation et c‘était écrit noir sur blanc sur les documents. La phrase la plus claire était : « sortir l'indien de l’enfant ». 

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TV5MONDE : Comment fonctionnaient ces pensionnats ?

Jean-Guy Nadeau : L'Etat canadien avait trouvé une bonne façon de déléguer sa responsabilité : il payait pour le fonctionnement de ces pensionnats et confiait leur gestion à des églises anglicanes et à des communautés religieuses qui voulaient évangéliser les peuples autochtones. On veut assimiler ce qu'on appelle "l'indien". C'était une gestion tout à fait blanche et religieuse, mais à la fois sous les auspices du gouvernement. 

Les pensionnats autochtones étaient liés d'une part au souci colonial de l'Etat, et de l'autre et au souci évangélisateur des Eglises. Les intérêts de l'Etat et de l'Eglise ici se rejoignaient. Il faut aussi se rappeler que tout a commencé il y a un peu plus d'un siècle, mais que cela a duré jusque dans les années 1990!

TV5MONDE : A la suite de la découverte des dépouilles de 215 enfants autochtones sur le terrain d’un ancien pensionnat autochtone à Kamloops, en Colombie-Britannique, le pape François a exprimé sa "douleur" mais ne s’est pas excusé. Est-ce un tort selon vous? 

Jean-Guy Nadeau : Je crois qu'il aurait été préférable qu’il le fasse. J’ai participé à la Commission d'enquête Vérité et Réconciliation (NDLR Commission crée en 2007 afin de « faciliter la réconciliation entre les anciens élèves des pensionnats indiens, leurs familles, leurs communautés et tous les Canadiens ») dont les travaux ont duré huit ans avec des entrevues et des audiences à travers le Canada. Cette Commission a demandé des excuses formelles de la part du pape. Évidemment, cela reste un geste symbolique.

Par ailleurs, je n'aime pas le mot d'excuse, d'une part parce qu'on ne s'excuse pas soi même. Le regret a un impact bien plus fort. « Nous n'aurions jamais du faire ça » ou « j'espère que nous sommes rendus ailleurs qu'à l'époque où les faits ont eu lieu, et en tant que pape et au nom de l’Eglise nous regrettons », tout cela aurait été plus acceptable. Par ailleurs, le philosophe Paul Ricoeur disait "pardon demandé n'est pas pardon dû". Je suis assez d'accord. La vraie demande de pardon ne s'attend pas à être exaucée. 

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TV5MONDE : Dans un rapport de 2009, il a été reconnu que l'Eglise catholique irlandaise «n'a pas écouté les personnes qui se plaignaient d'abus sexuels survenus par le passé ou ne les a pas crues en dépit de preuves recueillies dans des enquêtes policières, de condamnations criminelles ou de témoignages». Comment interprétez vous cela?

Jean-Guy Nadeau : Le rapport irlandais est très lourd. Les victimes pensaient aussi que les responsabilités n'avaient pas été assez assignées à l'Eglise et à l'Etat. C'est un peu pareil avec le Canada, tant que le pape n'acceptera pas de reconnaitre les faits.

Préserver les intérêts est chose commune dans les structures privées et les entreprises par exemple. Or, dans l’Eglise, il ne s’agit pas d’intérêts financiers, mais de réputation. Je suis allé vérifier il y a peu de temps le serment que les cardinaux prêtent quand ils sont incardinés. Ce dernier mentionnait qu'ils s'engagaient à ne rien dévoiler de secret qui nuirait ou pourrait nuire à l'Eglise. Le serment n'a pas été modifié depuis qu'on est largement au courant des nombreux scandales, depuis 1985. Cela me choque vraiment.

Je pense qu'on ne voulait pas attenter à l'image de l'Eglise justement en raison de la crédibilité de l'Eglise et de l’évangélisation. Ce calcul fait qu'actuellement la crédibilité de l'Eglise est au plus bas, et les gens y accordent beaucoup moins d'importance. Nous sommes plusieurs théologiens, prêtres et même évêques, à souhaiter des excuses claires de la part du pape, on ne comprend pas ce que ce ne soit pas déjà fait. 

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TV5MONDE : Peut-on parler d’abus systémiques au sein des institutions religieuses que sont les pensionnats?

Jean-Guy Nadeau : Oui, tout à fait. Ces abus systémiques s'inscrivent aussi dans la société de l'époque. Par exemple, toute la société irlandaise était d'accord pour stigmatiser les adolescentes enceintes car elles avaient « péché » avant tout. Au Canada, on a utilisé des avions pour enlever des enfants à leurs parents et les mettre dans une prison qu'on appellait un pensionnat. Il y a des villages qui ont été vidés de leurs enfants. 

Donc oui, il y a un abus systémique perpétué par un gouvernement qui représentait les citoyens blancs de l'époque, et qui voyait ces enfants autochtones comme des sauvages qu'ont devait rééduquer. Il y a eu un abus dans la manière de voir et de traiter ces gens. 

TV5MONDE : Peut-on observer une prise de conscience de la part de la hiérarchie dans l’Eglise avec le temps?

 Jean-Guy Nadeau : Il y a un changement effectif. Les premiers à avoir parlé des abus sexuels dans l'Eglise catholique de façon à dénoncer la globalité du phénomène étaient des prêtres en 1985. Au fil des années, d'autres prêtres ont suivi le mouvement ainsi que des avocats et des journalistes. Le cardinal allemand Reinhard Marx a remis sa démission au pape il y a quelques jours (en raison de « la catastrophe des abus sexuels »). C’est une action que je regrette beaucoup car il est l’un des plus engagés pour que les choses changent. Or, il y a encore 12 ans, le cardinal Marx pensait que les médias assiégeaient l’Eglise! Il a cependant changé d'avis rapidement. Il y a aussi des évêques canadiens qui souhaiteraient que l'Eglise canadienne demande pardon en tant qu'institution. 

Il y a deux mois j'ai rencontré l'assemblée des évêques catholiques de Québec dans le cadre d'une assemblée générale. C'était la première fois qu'ils rencontraient un théologien pour étudier la question des abus sexuels. En 1994, j'ai fait la première conférence en France sur les abus sexuels dans l'Eglise. On m'avait dit juste après que c'était intéressant, quoiqu'un peu exotique, car cela concernait seulement l'Amérique du Nord. Au final, même les évêques français ont fini par comprendre qu'il se passait quelque chose. Si l'Eglise veut retrouver une certaine crédibilité, surtout dans les pays du Nord et de l'Occident, il faudrait faire la lumière là dessus.