Entre 1939 et 1940, 20 000 Indochinois du Vietnam colonisé émigrent en France, forcés de participer à l’effort de guerre. La majorité d’entre eux n’en repartent qu’en 1948, en plein conflit pour l’indépendance. Tous resteront silencieux sur leur passé. Le journaliste Pierre Daum exhume leur histoire en 2009 dans l’ouvrage « Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952) », illustrée fin 2017 dans la bande dessinée « Les Linh Tho immigrés de force » de Clément Baloup.
Port de débarquement : Marseille, sud de la France. Première nuit dans une cellule de la prison des Baumettes. Entre novembre 1939 et mai 1940, 14 bateaux de marchandises acheminent de force 20 000 Indochinois en métropole. Leur devoir ? Combler le manque de main-d’œuvre dans les usines d’armement.
Arrachés à leurs familles, ces Vietnamiens âgés de 18 à 45 ans sont issus pour la majorité de la paysannerie pauvre de l’Indochine, colonie française (voir encadré ci-dessous). Ils ne seront autorisés à rentrer que des années plus tard.
Créée en 1887, l'Union indochinoise, relevant du ministère des colonies, regroupe l'
Annam, le
Tonkin, le
Cambodge et la
Cochinchine. En 1893 s'ajoute le
Laos puis le territoire chinois de
Guangzhouwan en 1898. L'Indochine française prend fin en 1954.
Une guerre pourtant vite perdue face aux Allemands. Et la défaite militaire de la France signe l’arrêt des usines d’armement. A l’automne 1940, une première courte vague de rapatriements commence. Quelque 5 000 hommes, premiers arrivés, premiers repartis, rentrent en Indochine. Avant que la flotte britannique n’empêche tout bateau français de rejoindre l’Extrême-Orient.
Paris libéré en août 1944,
« en principe la route maritime vers l’Extrême-Orient est à nouveau sécurisée. La France aurait dû enfin rapatrier les 15 000 hommes restés bloqués sur le sol français », explique Pierre Daum, auteur de l’enquête référence sur le sujet « Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952) » parue chez Actes Sud en 2009.
Mais le 2 septembre 1945 à Hanoï, le jeune meneur indépendantiste Hô Chi Minh déclare unilatéralement l’indépendance du Vietnam. « Le gouvernement français sous Charles De Gaulle, qui venait de lutter pendant des années pour libérer la France de l’occupation allemande, n’a pas fait le lien avec ce désir de libérer le pays de l’occupation française », souligne le journaliste. Jusqu’à mettre en œuvre un corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient : « une armée envoyée pour mater les désirs d’indépendance du peuple vietnamien, sous couvert de la lutte contre les Japonais », précise Pierre Daum.
Résultat ? Tous les bateaux en partance sont réquisitionnés pour envoyer la troupe française.
Interview de Pierre Daum, invité du Grand Angle de 64 Minutes du 25/03/18
Utilisés dans tous les secteurs
Les 15 000 travailleurs bloqués sont parqués dans des camps d’internement très rudimentaires, notamment dans le sud de la France, à Marseille,
Sorgues, Toulouse ou encore Bergerac. Mais pas seulement.
« Plus d’un millier sont transférés dans l’Est, comme en Lorraine où deux camps ont fonctionné à Epinal et Metz », raconte Ysé Tran, réalisatrice du documentaire « Une histoire oubliée, les travailleurs indochinois en Lorraine » (2017), dans lequel elle remonte la trace de familles de descendants installées dans la région.
Administrés par la Main-d’œuvre indigène (MOI) au sein du ministère du Travail, puis à la Direction des travailleurs indochinois (DTI), ces hommes, aussi appelés « ouvriers non spécialisés » (ONS), sont réquisitionnés dans tous les secteurs – agriculture, forestage, construction de route, industrie chimique… – pour un salaire deux fois inférieur aux ouvriers français… pas toujours versé.
Ces paysans à l’origine, souvent analphabètes, ont un savoir-faire ancestral entre leurs mains. Sans eux, il n’y aurait pas de riz en Camargue. Les chiffres de production montent en flèche à cette époque ! Ysé Tran, réalisatrice
En Lorraine,
« les archives révèlent qu’il y avait besoin en urgence de travailleurs indochinois pour le service sanitaire à Nancy », indique Ysé Tran. La première vague en octobre 1945 compte entre 50 et 100 hommes. Les arrivées dans la région ont lieu jusqu’en mai 1948, pour répondre à différents besoins : scierie, sidérurgie, textile, bâtiment.
Ces ouvriers ont aussi été exploités dans les rizières et les salins du sud de la France :
« ces paysans à l’origine, souvent analphabètes, ont un savoir-faire ancestral entre leurs mains. Sans eux, il n’y aurait pas de riz en Camargue. Les chiffres de production montent en flèche à cette époque ! » affirme la réalisatrice.
« Face à un dilemme »
A partir de 1948, l’Etat français organise les rapatriements. Le plus grand nombre repart,
« sauf en Lorraine, où les besoins en main-d’œuvre retardent les départs », précise Ysé Tran. En 1952, le gouvernement impose la date limite du 31 décembre pour rentrer aux frais de l’Etat.
« Plusieurs milliers se retrouvent face à un dilemme », raconte Pierre Daum. Retourner au Vietnam, et pour certains, retrouver leur femme et enfants d’un premier mariage avant leur exil forcé. Ou rester en France, où ils avaient souvent fondé une nouvelle famille.
« Beaucoup savent qu’ils ne rentreront pas. Ils connaissaient par ailleurs très bien la situation au Vietnam colonisé : il était impensable d’être un homme vietnamien et d’avoir une relation avec une femme française », ajoute le journaliste.
Il était impensable d’être un homme vietnamien et d’avoir une relation avec une femme française.Pierre Daum, journaliste
2 000 à 3000 travailleurs indochinois restent sur le sol français, sans jamais évoquer leur passé. 65 ans plus tard, Pierre Daum retrouve les derniers vivants, et les fait sortir de leur silence :
« J’ai fait le choix de rester avec mes enfants et ma femme française. Si j’avais raconté ce que la France, leur pays, m’avait fait subir, mes enfants auraient été déchirés. Je ne voulais pas qu’ils se mettent à détester leur pays », confie l'un d'entre eux au journaliste.
« Victimes d’un contre-sens historique »
Ceux qui rentrent, cachent aussi leur histoire.
« Ils vont être victimes d’un contre-sens historique », observe Pierre Daum, qui se rend au Vietnam en 2007 et rencontre 14 d’entre eux. De retour en pleine guerre d’indépendance contre l’occupant français,
« les Vietnamiens qui les voient revenir ont souvenir qu’ils sont partis dix ans plus tôt aux côtés de l’armée française, car la France était en guerre. Mais ils n’arrivent pas à faire la différence entre tirailleur colonial et ouvrier colonial. Pour eux, ils ont passé les dix dernières années sous l’uniforme français, donc ennemi », explique-t-il.
L’autre raison de ce silence : leur engagement politique. A partir de 1943 se développe en France un fort activisme en soutien à Hô Chi Minh (fondateur du Parti communiste vietnamien) et à l’indépendance du Vietnam. Mais cet activisme se morcèle en deux branches : l’une communiste à tendance Troisième internationale sous domination stalinienne, l’autre s’inspire de la Quatrième internationale trotskiste.
« Dans les années 1930, le mouvement trotskiste était assez important au Vietnam, notamment dans le Sud avec le leader Ta Tu Thâu, principal rival dans le champ nationaliste d’Hô Chi Minh… qui le fait assassiner en 1945 », rappelle Pierre Daum. Si le trotskisme devient interdit au Vietnam, le mouvement s’impose dans les camps en France, après de violents affrontements contre les tenants du stalinisme qui font 6 morts et 60 blessés dans la nuit du 15 au 16 mai 1948.
Les travailleurs rentrés ont subi un double soupçon : celui d’avoir porté l’uniforme français mais aussi celui d’avoir eu des sympathies trotskistes.Pierre Daum, journaliste
« Hô Chi Minh et les dirigeants du Vietnam le savaient. Les travailleurs rentrés ont subi un double soupçon : celui d’avoir porté l’uniforme français mais aussi celui d’avoir eu des sympathies trotskistes. Leur souffrance de victimes de l’oppression coloniale française ne va pas du tout être reconnue », regrette le journaliste. Jusqu’à la traduction en vietnamien de son enquête.
Quelle reconnaissance en France ? Oubliés pendant 70 ans… les derniers vivants et leurs proches ont dû patienter jusqu’en 2014 pour voir inaugurer un mémorial national à Salin-de-Giraud, dans le sud de la France, sous l’impulsion de Pierre Daum :
« L’Etat français a encore beaucoup du mal à assumer son passé colonial », conclut le journaliste.