Fil d'Ariane
À l’approche d’une semaine de pourparlers à haut risque sur l’évolution de la situation en Ukraine, auxquels prendra part l’OTAN, le rôle de cet acteur majeur de la défense européenne demeure clivant. Moscou considère l'élargissement de l’Alliance du Traité Atlantique Nord et son dispositif militaire comme une menace pour sa sécurité. Amélie Zima, docteure en science politique et chercheuse au Centre Thucydide (université Panthéon-Assas), spécialiste de l’OTAN, souligne, qu’avec ces événements, l’organisation transatlantique « est retournée à sa raison d’être. »
TV5MONDE : En absence d’une « Europe de la défense », l’OTAN fait encore office de parapluie sécuritaire pour les Européens et les pays d’Europe de l’Est. À l'heure actuelle, comment imaginer la défense européenne sans l’OTAN ?
Amélie Zima : Effectivement. C’est la raison pour laquelle les pays d’Europe centrale et orientale voulaient adhérer à l’OTAN. Ils estimaient à l’époque que l’Union européenne (UE) n’était pas en mesure de leur donner des garanties de sécurité.
Il faut néanmoins nuancer ce qu’ils entendent par garanties de sécurité. Pour ce qui est de l’ordre économique, ils estiment que l’UE est plus performante. Concernant le gazoduc NordStream 2 par exemple, ces pays attendent plutôt des actions au niveau européen qu’une interférence de l’OTAN.
En revanche, l’OTAN leur offre des garanties en matière de hard security, c’est-à-dire qu’elle fournit les moyens militaires lourds qui permettent de faire face à une éventuelle offensive.
Si l’OTAN n’était plus là, il faudrait tout simplement que l’Europe se muscle. Cette option avait été envisagée sous l’ère de Donald Trump. Beaucoup estimaient alors que l’heure était venue pour l’Europe de devenir un acteur stratégique à part entière dans la mesure où il fallait s’attendre à tout avec Trump, y compris à ce qu’ils ne respectent pas les garanties de l’OTAN. Des initiatives ont été mises en œuvre, à l’instar du Fonds européen de défense, sans que cela ne rassure toutefois les pays d’Europe centrale et orientale sur les capacités de défense européennes.
L’UE dispose, avec le Pacte de sécurité et de défense commune (PSDC), d'un outil de garantie de sécurité similaires à celui de l’OTAN. Il existe toutefois des doutes sur sa capacité réelle à agir
Amélie Zima, docteure en science politique et spécialiste de l’OTAN
TV5MONDE : L’Europe compte pourtant des instruments en cas d’agression de l’un de ses États membres. Pourquoi dans ce cas continuer de faire reposer la sécurité européenne sur les capacités de l’Alliance ?
Amélie Zima : L’UE dispose, avec le Pacte de sécurité et de défense commune (PSDC), d'un outil de garantie de sécurité similaires à celui de l’OTAN. Elle pourrait théoriquement défendre ses États membres en cas d’attaque contre l’un d’entre eux. Il existe toutefois des doutes sur sa capacité réelle à agir car elle n’a pas énormément aiguisé ses facettes militaires.
L’OTAN, en revanche, a développé des standards militaires, des procédures pour faire interagir entre elles les armées des pays membres de l’Alliance, pour que celles-ci soient compatibles et puissent travailler ensemble rapidement.
En outre, l’UE mène plutôt des opérations civilo-militaires, comme cela a été le cas au Tchad ou en Centrafrique par exemple, mais pas des opérations de défense territoriale. Or, le cœur de métier de l’OTAN est justement la défense territoriale. C’est pour cette raison que pour les pays d’Europe centrale et orientale, l’OTAN est extrêmement importante, en complémentarité d’autres solutions, comme les relations bilatérales avec les Etats-Unis notamment.
TV5MONDE : À la suite de l’annexion de la Crimée et du conflit déclenché dans le Donbass, de nouvelles initiatives otaniennes ont vu le jour dans les pays d’Europe de l’Est.
Amélie Zima : Lorsque la Russie est devenue plus agressive après l’annexion de la Crimée, tout le monde s’est tourné vers l’OTAN. A notamment été créée la Présence avancée renforcée de l’OTAN (eFP) dans les pays baltes et en Pologne. Celle-ci n’a pas pour but de stopper une attaque russe. Elle représente plutôt une force de dissuasion multinationale. Chaque bataillon, basé dans les quatre pays, est composé de 1.000 soldats issus de presque tous les membres de l’OTAN.
De façon concrète, cela signifie que si la Russie attaque, elle ne va pas tuer un Estonien ou un Letton mais un Américain, un Britannique, un Canadien voire un Français. C’est très « cruel » mais cela permet de démontrer la solidarité et l’unité de l’Alliance et de faire comprendre à Moscou que les enjeux ne sont pas les mêmes. Si ces bataillons venaient à être attaqués, l’OTAN devraient réagir rapidement et de manière massive.
TV5MONDE : À l’instar de l’eFP, ces mécanismes ne contribuent-ils justement pas à attiser les braises entre la Russie et les Occidentaux ?
Amélie Zima : Avec cette Présence avancée renforcée, l’OTAN reste totalement dans les clous des accords internationaux qui régissent le déploiement de troupes, la présence armée sur les territoires etc. Elle s’inscrit aussi dans le cadre de l’Acte fondateur OTAN-Russie signé en 1997. Celui-ci stipule que ne doivent pas être établies, de façon permanente, des troupes, des bases ou des infrastructures de l’OTAN sur les territoires des nouveaux États membres.
Or, et en ce sens, il s’agit en quelque sorte d’un jeu rhétorique, l’eFP est une force tournante avec des rotations de troupes tous les six mois. On pourrait évidemment objecter en disant qu’une force tournante postée depuis cinq ans constitue de fait une force permanente...
TV5MONDE : À l’inverse, les conditions posées par Vladimir Poutine en vue d’une désescalade semblent inenvisageables pour l’Alliance.
Amélie Zima : Les prétentions de Vladimir Poutine, à savoir un non-élargissement à l’Est et l’absence de troupes de l’OTAN sur ces territoires, entre autres, sont assez inaudibles, surtout pour les pays d’Europe centrale et orientale. Il voudrait d’une certaine façon en faire des membres de second rang voire nier leur présence au sein de l’Alliance.
En somme, revenir quelque part à une logique de Guerre froide où tout serait décidé par Russes et Américains. Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ne s’y est pas trompé en déclarant : « Nous ne sommes plus à l’heure de Yalta ».
On s’aperçoit que le jeu russe s’avère totalement contre-productif. De par ses actions agressives et notamment en Ukraine, la Russie n’a finalement obtenu qu’une accélération de l’unité de l’OTAN et de l’UE autour de la question ukrainienne
Amélie Zima, docteure en science politique et spécialiste de l’Otan
TV5MONDE : Les positions paraissent irréconciliables tant les antagonismes entre les deux parties sont grands. Néanmoins, la Russie perçoit-elle réellement l’OTAN comme une menace sécuritaire ou s’inquiète-t-elle plutôt de son influence en termes de modèle sociétal sur son « étranger proche » ?
Amélie Zima : L’opinion partagé par de nombreuses élites russes est que l’OTAN représente une réminiscence anachronique et illégitime de la Guerre froide, qui aurait dû être dissoute en même temps que le pacte de Varsovie en 1991, qu’elle a profité de la faiblesse de la Russie pour s’élargir.
Mais ce qui dans les faits inquiète surtout le Kremlin, c’est que l’OTAN puisse s’élargir à ses portes et notamment en Ukraine. De manière générale, la Russie a simplement du mal à accepter qu’une organisation euroatlantique s’étende sur les territoires de l’ex-URSS. Et c’est aussi valable pour l’Union européenne. C’est d’ailleurs la perspective d’un rapprochement entre l’Europe, et non pas l’OTAN, avec l’Ukraine, qui a déclenché la crise.
(Re)voir : Ukraine : face "au risque réel de conflit", un sommet déterminant à Genève
On s’aperçoit que le jeu russe s’avère totalement contre-productif. De par ses actions agressives et notamment en Ukraine, la Russie n’a finalement obtenu qu’une accélération de l’unité de l’OTAN et de l’UE autour de la question ukrainienne. Même la Turquie, qu’on pourrait qualifier de trublion au sein de l’Alliance, est rentrée dans le rang avec la vente de drones à l’Ukraine et sa participation à la Plateforme de Crimée.
On constate aussi ce basculement parmi des pays neutres comme la Finlande ou la Suède qui rendent leurs armées compatibles avec celles de l’OTAN, qui prennent part à des exercices communs etc.
TV5MONDE : Le projet d’adhésion de l’Ukraine à Alliance est un objectif inscrit dans la Constitution nationale du pays depuis 2017. Cette perspective demeure pourtant encore très lointaine.
Amélie Zima : L’Ukraine n’est absolument pas prête d’intégrer l’Alliance. Les discussions sont en cours depuis 2008 et il n’existe pas de consensus au sein de l’OTAN pour cette adhésion, et ce, pour plus plusieurs raisons. Pour faire entrer un pays dans son « club », ce dernier doit respecter le plan d’action pour l’adhésion (MAP).
L’Alliance se veut un ensemble de pays partageant des valeurs libérales et démocratiques, bien gouvernés et en paix. Dans le cas ukrainien, elle estime que ce n’est pas à elle de résoudre ces problèmes mais à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
L’idée est justement de ne pas apporter de conflit en son sein. L’Ukraine est un pays occupé où les réformes de l’Etat et de l’armée n’ont pas été menées. A court ou moyen terme, une adhésion demeure très peu envisageable.
À cet égard, il faut rappeler une chose. L’Ukraine n’a aucune garantie de sécurité de la part de l’OTAN. En aucun cas, l’Alliance ne serait tenue ni légalement ni moralement d’intervenir dans le cas d’une nouvelle invasion russe. Il existe seulement une commission OTAN-Ukraine, signée en 1997, qui porte sur des consultations en matière de sécurité entre les deux parties. Mais l’article 5 de sa charte ne s’applique pas en Ukraine.
Ce qu’on peut surtout noter, c’est que l'Otan retourne à ses fondamentaux, à sa raison d’être
Amélie Zima, docteure en science politique et spécialiste de l’OTAN
TV5MONDE : Comment qualifier l’évolution de l’OTAN depuis l’annexion de la Crimée en 2014 ?
Amélie Zima : L’OTAN adopte une posture assez méfiante. Elle accepte de laisser la porte ouverte au dialogue avec la Russie mais pas avec une Russie en permanence dans l’escalade. Ce qu’on peut surtout noter, c’est qu’elle retourne à ses fondamentaux, à sa raison d’être. Au cours des années 2000-2010, elle a surtout opéré en « hors zone » en remplissant des missions à caractères expéditionnaires, de gestion de crise ou de maintien de la paix.
Désormais, l’heure est au retour à l’ennemi russe et à la défense de ses alliés. En Europe centrale et orientale, on attend de l’OTAN qu’elle soit prête à prendre des mesures fortes au cas où. On entend par là, soit un accroissement de l’eFP en déployant davantage d’unités au sol ou en faisant intervenir la police aérienne, soit en renforçant la préparation des troupes. Dans ce dernier cas, il s’agirait d’envoyer des soldats sur le flanc est non pas pour faire de l’exercice mais dans la perspective d’un conflit de haute intensité.
TV5MONDE : En 2019, Emmanuel Macron disait que l’OTAN était « en état de mort cérébrale ». Or, l’Alliance va participer aux pourparlers pour tenter de résoudre la crise en cours tandis que les Européens ne font pas partie des discussions.
Amélie Zima : L’OTAN n’est pas du tout « en état de mort cérébrale. » Ce constat n’a d’ailleurs absolument pas été partagé, qui plus est dans les pays d’Europe centrale et orientale où a été déployée la Présence avancée renforcée. Ceux-ci sont d’ailleurs réunis au sein d’un groupe informel dans l’OTAN, appelé « les neuf de Bucarest », qui vise à faire passer leur message et à façonner quelque peu l’agenda.
En l’absence d’une alternative crédible en termes de hard security, d’une UE qui aurait une rhétorique plus axée sur la défense territoriale, l’OTAN reste une priorité. À la question de savoir si elle représente une solution ou une menace, la réponse dépend du côté duquel on se trouve.
(Re)voir : 70 ans de l'OTAN : quel avenir pour l'alliance ?