Fil d'Ariane
La place Saint-Pierre au Vatican est magnifique, et sous le soleil d'un début de mois de septembre encore très chaud, vous êtes obligés de vous faufiler au milieu des centaines de touristes, le dos tourné à la basilique, chef d'œuvre architectural de la Renaissance. Que font-ils, la plupart de ces touristes ? Ils se regardent dans le petit écran de leur smartphone accroché au bout d'une perche. Certains sont statiques, souriant de toutes leurs dents devant leur propre image, cherchant le meilleur angle pour saisir le cliché qui les séduira le plus, d'autres déambulent, en mode vidéo.
Immortalisation de soi-même, le dos tourné à des œuvres éternelles… Ainsi, dans chaque lieu historique de la capitale romaine, les vendeurs de perches à selfie vous abordent dans toutes les langues pour vous offrir le sacro-saint gadget sans qui votre image prise en trop gros plan ne pourrait aujourd'hui correctement séduire vos foules d'amis Facebook. Groupes de copains, couples, chacun passe un temps infini, qui au pied du Colisée, qui devant la fontaine de Trevi. L'espace patrimonial romain est envahi par l'insoutenable légèreté des narcisses 2.0. adeptes du selfie. Un phénomène mondial, qui touche toutes les tranches d'âge ou presque, toutes les catégories sociales, et tend à saturer l'espace public physique, comme numérique.
Pauline Escande-Gauquié, dans son ouvrage "Tous selfie ! : Pourquoi tous accro ?" estime que "le phénomène du selfie marque une évolution socio-culturelle irréversible : celui d’une véritable industrie globale de soi par l’image, dans une société qui aime regarder et se regarder", et l'auteur de souligner :"Les écrans sont devenus le grand théâtre des passions humaines, et le selfie participe à alimenter cette scène : admiration, humiliations, sentiments d’injustice et de trahison sont les émotions déversées quotidiennement sur nos écrans (…) Le selfie est un héritier du "culte de l’ego" dont certaines vedettes ont toujours fait un art (…) La grande différence est qu’aujourd’hui le phénomène s’est démocratisé, qu’il est devenu accessible à chacun."
Le selfie serait donc devenu un nouvel art populaire de la mise en scène de soi, ayant pour vocation centrale l'affirmation de sa propre existence au plus grand nombre…
Le cas emblématique de Danny Bowman, un jeune Britannique de 19 ans qui a tenté de mettre fin à ses jours à cause de selfies qu'il estimait ratés, illustre dramatiquement l'emballement possible pour cette pratique en apparence bon enfant. Le jeune homme, obsédé par son image, s'était lancé dans une quête du "selfie parfait", au point de se déscolariser pour effectuer jusqu'à 200 selfies par jour. L'idée obsédante des personnes atteintes de cette compulsion est de ne jamais arriver à prendre le bon selfie, celui qui met le plus en valeur l'image idéale que ces personnes ont d'elles-mêmes, ou comme dans le cas de Danny Bowman, l'angoisse pathologique d'être laid, qui l'obligeait en permanence à tenter encore et encore de parvenir à une photo de son visage sans défaut.
La possibilité de ne pas consulter son smartphone au cours d'une journée, même durant des vacances, est devenue très réduite chez la plupart des individus. Cette hyperconnexion, accentuée par la nécessité de "partager du soi-même visuel" avec les autres change la nature des relations, des comportements humains. Les chercheurs en psychologie, tels Christyntje Van Galagher, estiment que cette pratique d'exposition de soi est liée un sentiment d'abandon, de grande solitude intérieure, comme si les personnes envoyaient des appels pour dire "ne m'oubliez pas, je suis là !". La psychologue explique que "Les personnes qui sont dépendantes du selfie évaluent leur niveau de bien-être social en se basant sur les likes que leurs images reçoivent. En utilisant des filtres et en manipulant les images, elles tentent de fabriquer une image idéale d’elles-mêmes". Une étude pratiquée sur 800 personnes accros aux selfies a démontré que dans plus de 80 % des cas, une insatisfaction sexuelle était présente, et plus des personnes publiaient de selfies, moins elles avaient de rapports sexuels.
Cette hyperconnexion menant à une forme d'absorption et de narcissime numérique engendre des changements de personnalité ou bien l'accentuation de certains traits déjà présents. L'un des plus marquants est la diminution voire la perte d'empathie, une difficulté très grande à se mettre à la place des autres, à pouvoir ressentir et comprendre ce qu'il peut se passer chez autrui. Un photographe newyorkais, Eric Pickersgill, s'est lancé dans une série de clichés surprenants nommée "Removed" (retiré), où il "efface" les smartphones ou tablettes des mains des gens dans des situation de vie courante (lire l'article d'Anaïs Chatellier sur Konbini). Cette idée lui est venue après avoir pris en photo une famille totalement absorbée par ses smartphones. L'artiste essaye de montrer les changements relationnels qui s'opèrent avec l'utilisation de plus en plus grande des appareils numériques.
Le selfie est un marqueur symbolique de notre époque. Il démontre que dans des sociétés obsédées par l'image, la communication, l'apparence et la célébrité, les technologies numériques peuvent changer de nombreux rapports au monde qui nous entoure. Le selfie peut être bien entendu défendu, en tant que pratique, puisque pour de nombreuses personnes il est un "plus", offrant à tous la possibilité de se "faire exister" sur les réseaux sociaux. Mais pour d'autres, dont des sociologues ou des psychologues, il est une source d'inquiétude.
Quand le sujet de l'histoire n'est plus l'histoire mais le sujet lui-même uniquement dans l'instant, que devient la mémoire collective ? Le selfie consacre l'individu, comme sujet de toute chose en tout lieu. Mais au fond, peut-on s'en étonner dans une société où l'hyper-individualiste semble triompher ?