Fil d'Ariane
L’artiste louisianais Zachary Richard prend souvent plaisir à dire qu’il suffit de déclarer que le Français en Louisiane est mort et enterré dans un cercueil bien fermé pour qu’il en sorte en réclamant une bière… et il n’a pas tort !
C’est un peu ce qu’il s’est passé dans cet État du sud des États-Unis au cours des dernières décennies. Il faut comprendre qu’au début du vingtième siècle, le rouleau compresseur de l’assimilation a déferlé sur la communauté francophone louisianaise avec, notamment, le fait que l’anglais soit devenu la seule langue d’enseignement dans les écoles de l’État. On raconte même que les jeunes francophones pouvaient se faire battre, à l’époque, s’ils osaient parler français, et donc il était très mal vu de parler français en public, voire on en avait honte.
La langue française s’est donc repliée dans la sphère privée, elle n’était plus parlée que dans les foyers et sa transmission s’est perdue au fil des générations. Résultat : du million de locuteurs francophones qu’on avait en 1970, dont 500 000 qui avaient le français comme langue maternelle, on évalue qu’ils sont maintenant entre 100 000 et 200 000, sur une population totale d’environ 4,5 millions d’habitants.
Une réduction drastique, donc, du nombre de francophones dans ce coin de pays où pourtant, la langue française était profondément enracinée, avec notamment l’arrivée des colons français dès le 17ème siècle mais aussi des Canadiens français, qui ont joué un rôle central dans l’exploration du delta du Mississipi et de l’ouest du continent nord-américain.
Saviez-vous par exemple que celui qui a fondé en 1718 la ville de la Nouvelle-Orléans était un Montréalais d’origine du nom de Jean-Baptiste Le Moyne, sieur de Bienville ? Pour ne citer que lui…
Sans oublier les communautés d’origine africaine, venues en Louisiane sur des bateaux d’esclaves, et les populations créoles, d’Haïti ou des Antilles qui étaient, elles aussi, porteuses de la langue française. "En Francophonie, on a l’impression qu’en Louisiane, c’est juste les Cadiens qui parlent français mais non, ça a toujours été une mosaïque de populations qui parlent français ici et même, ce sont les populations autochtones qui sont maintenant les vraies porteuses de la langue française. Elles parlent plus français là-bas dans leurs communautés que la plupart des gens qui se disent Cadiens et créoles" prend soin de préciser Joseph Dunn, un franco-louisianais qui œuvre à la promotion du français en Louisiane depuis plus de 30 ans.
Durant une bonne partie du vingtième siècle, c’est donc une assimilation forcée des francophones de Louisiane. Mais en 1968, l’État louisianais crée le CODOFIL, le Conseil pour le développement du français en Louisiane.
"La mission du CODOFIL, c’est de faire tout son possible pour sauver la langue française en Louisiane", explique sa directrice, la Canadienne Peggy Feehan. Acadienne d’origine, Peggy est venue enseigner le français en Louisiane au début des années 2000 et elle n’en est jamais repartie.
Le CODOFIL a un budget annuel de 500 à 600 000$ américains par an et cinq employés à temps plein. Son principal mandat est sur le plan éducatif, en encadrant notamment sur le plan logistique les programmes d’immersion en langue française qui ont commencé à être mis en place dans les écoles louisianaises au début des années 80. "On donne le visa de travail aux professeurs qui viennent enseigner le français en Louisiane, ils sont plus de 150 cette année par exemple et ils viennent de France, Belgique, Suisse, Canada…" explique Peggy. Au fil des années, le nombre de programmes d’immersion n’a cessé d’augmenter, il y en a maintenant dans une quarantaine d’écoles de la Louisiane, en majorité des écoles publiques primaires, et plus de 5 500 petits y sont inscrits.
La grande majorité de l’enseignement se fait en français. "On a évalué qu’il y a entre 20 et 25 000 personnes de la Louisiane qui sont passées dans ces programmes alors qui sont bilingues, se réjouit Peggy. Je crois sincèrement que le CODOFIL, de par son mandat en éducation, a arrêté la décroissance des Francophones et aura sauvé la Francophonie ici. Mais je ne veux pas me faire d’illusion, je ne pense pas qu’on revienne à un million, deux millions de personnes qui parlent français, mais on est en train de créer des nouveaux francophones donc ça, ça me donne beaucoup d’espoir pour la langue française".
L’ex-enseignante Rhonda Broussard le confirme : ces programmes d’immersion française ont permis de ramener le français dans les salles de classe en Louisiane et leur impact est important pour ressusciter la langue de Molière dans ce coin des États-Unis : "Ces écoles d’immersion ont eu un impact positif pour les jeunes, ça a fait une grande différence et ça permet aussi à ces jeunes de voir que la Francophonie est vaste", souligne Rhonda, qui a notamment implanté plusieurs de ces programmes dans des écoles de Saint-Louis, dans le Missouri.
Rhonda incarne cette renaissance du français en Louisiane : née à Lafayette, le bastion de la francophonie en Louisiane, elle se dit créole avec des origines haïtiennes. Elle entendait sa grand-mère maternelle parler français avec ses amies mais ses parents ne l’ont pas appris. Elle a eu envie de se réapproprier la langue de ses ancêtres. "Pour moi la langue française a toujours été un moyen de rester aux côtés de mamie, je la vois au quotidien quand je parle avec mes enfants, je l’entends, j’entends la voix de ma mamie, j’entends la voix de mon arrière-grand-mère, se souvient Rhonda avec émotion. Je n’ai pas choisi la langue française, je suis née, je suis issue d’une famille francophone créolophone et grâce à cela, j’ai pris le goût de la langue, grâce à cela j’ai compris qu’il y avait d’autres manières de fonctionner. Pour moi le français c’est un droit".
Joseph Dunn a suivi une trajectoire assez similaire à celle de Rhonda. Ce Louisianais de langue maternelle anglaise avait une arrière-grand-mère qui parlait français et, depuis tout petit, il a toujours été fasciné par la langue française : "Je me souviens, j’étais scotché devant la télé quand une émission en français était diffusée sur la télévision publique louisianaise et donc après, j’ai suivi des cours de français langue seconde".
Joseph est devenu le directeur des relations publiques de la plantation Laura, située au bord du Mississipi, dans la région de la Nouvelle-Orléans, et c’est lui qui a instauré la pratique de faire des visites quotidiennes en français, ce qui rejoint 20% des visiteurs de cette plantation. Joseph estime lui aussi que le français se porte mieux aujourd’hui dans son coin de pays : "La situation de la langue française en Louisiane est en essor, je dirais, parce que ça aide énormément maintenant avec les jeunes qui commencent à prendre la relève, avec la musique, avec les capacités de diffusion que nous avons maintenant avec les différents médias sociaux, avec les différentes plateformes numériques, on peut maintenant diffuser, on peut porter nos propres voix, nos propres récits, nos propres histoires à des publics non seulement louisianais mais aussi internationaux".
Rhonda abonde : "Je vois ça dans la communauté maintenant, les gens essaient d’intégrer le français, que ce soit en chanson, en poésie, en marketing". Et Peggy confirme : "Le CODOFIL a 52, 53 ans et si on était à la veille de mourir, eh bien il n’y aurait plus personne au bureau, je n’aurais plus de budget et on aurait la clé à moitié fermée dans la porte et ce n’est vraiment pas le cas. La nouvelle génération qui parle français, elle est plus libre, avec les réseaux sociaux notamment, ça aide énormément".
Si le français a repris du poil de la bête en Louisiane, il reste très minoritaire et dans une situation fragile avec de nombreux enjeux. "Les défis maintenant, estime Joseph Dunn, c’est de trouver une raison d’être du français en Louisiane et de créer des emplois. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas encore compris cet enjeu social, économique et professionnel. Parce que si nous avons 5 000 élèves en école d’immersion, si nous avons entre 30 et 40 000 élèves en français langue seconde, que vont-ils faire de cette langue après l’avoir apprise ? Donc la création d’emplois, cette question de valorisation économique et sociale c’est quelque chose qui me tient vraiment à cœur".
Joseph se dit d’ailleurs très fier d’offrir du travail à de jeunes louisianais qui parlent français à la plantation Laura. "C’est la question de l’utilité de la langue : comment pouvons-nous positionner le français comme une langue d’affaires, comme une langue d’ouverture sur le monde, comme une langue de l’économie mondiale ?" s’interroge le Franco-Louisianais, qui croit qu’il faut notamment que les universités louisianaises ouvrent des programmes en français et que le secteur touristique de l’État se développe aussi en français.
Rhonda Broussard estime, elle aussi, qu’une partie de l’avenir de la langue française en Louisiane passe par un ancrage dans l’économie de la région et qu’elle puisse être davantage utilisée dans la vie active de ceux et celles qui la parlent : "Il faut convaincre les businessmen de venir s’installer en Louisiane, d’avoir des bureaux ici, d’embaucher nos enfants qui ont fait les écoles d’immersion dans leurs boites. C’est une question de pouvoir promouvoir la langue française, pas juste comme une langue sociale et historique, mais aussi une langue de business. Est-ce qu’on a beaucoup de Louisianais qui, dans leur travail, dans leur fonction, au jour le jour, parlent français, se servent de leur langue comme une langue de commerce ? Je crois que j’aimerais bien voir ça davantage".
Joseph estime également qu’il faut continuer à sensibiliser les élus de la Louisiane à la cause de la langue française : "Nous avons un énorme travail à faire vis-à-vis de nos élus parce qu’ils sont, pour la plupart, anglophones et monolingues anglophones et ils ne comprennent pas la portée de la Louisiane, le potentiel de la Louisiane dans l’espace de la francophonie internationale. Et nous avons ce travail à faire, de trouver le bon message en anglais pour sensibiliser, pour éduquer pour responsabiliser aussi les Louisianais qui ne parlent pas français ou qui ne parlent plus français à ce potentiel de la langue française".
Peggy, qui dirige un organisme de l’État louisianais, ajoute à ce sujet : "Je ne sens pas de frein des législateurs, on a beaucoup d’appui du côté démocrate comme républicain, on dirait que le français en Louisiane, il n’y a pas de division partisane avec ça, ils en sont fiers, les deux partis nous soutiennent. Et je le vois sur le plan budgétaire, il n’y a pas de coupes, peu importe le parti au pouvoir".
Pour Joseph, Rhonda et Peggy, aucun doute, oui, on parlera encore français en Louisiane dans 50 ans. Rhonda souhaite que ses enfants et petits-enfants et tous les petits louisianais qui parlent français pourront s’en servir naturellement, dans leur vie de tous les jours, "et pouvoir dire : on était ici, on est toujours ici, on parle toujours français, c’est quelque chose qui va durer bien après notre génération".
Joseph ajoute que la langue française va continuer à évoluer dans l’avenir : "Il faut également reconnaître que ça a toujours été parlé par une mosaïque de populations, ce n’est pas seulement un groupe qui en était propriétaire et ça a toujours existé dans différentes communautés d’origine européenne, africaine, autochtone également. C’est une langue en partage avec tout le monde et je pense que c’est comme ça qu’il faut voir le français en Louisiane dans 50 ans, comme une langue de partage et une langue parlée par une diversité de populations, comme cela a toujours été le cas".