Les évaluations de "satisfaction client" ont commencé à envahir de nombreux espaces et services : toilettes publiques, véhicules avec chauffeur Uber, concessionnaires automobiles, restaurants, hôtels, etc. Désormais, ces "notation pour évaluation" arrivent dans les services publics, dont l'éducation nationale et bientôt… l'hôpital. Quels effets peuvent avoir ces systèmes censés améliorer la qualité des services publics ?
A partir de cette rentrée scolaire, en France, les classes de CP et de CE1 (1ère et 2ème années de l'école primaire) en France vont être évaluées, ainsi que les 6ème (1ère année de collège) et les Secondes (1ère année de lycée).
Le principe serait, selon le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, interrogé sur RTL fin août, "
de mieux connaître pour mieux aider". Ce nouveau système d'évaluation des élèves n'est pas choisi et conçu par les enseignants, mais généralisé depuis le ministère et ne laisse place à aucune improvisation. Le but est d'obtenir des "indications objectives" — donc standardisées — sur les compétences des élèves.
Une fois ces indicateurs insérés dans un système informatique, il est alors possible de créer des "profilages" des enfants scolarisés, de l'établissement et des enseignants. Des systèmes comparables vont être mis en place dans le cadre de la réforme de la santé 2022 lancée par la ministre Agnès Buzyn. Dans les hôpitaux, avec une évaluation… des patients à l'égard des personnels et des structures de soins publics. Mais que peuvent donc générer de tels systèmes ?
Automatisations de la satisfaction
Les entreprises géantes d'Internet sont les premières à avoir imposé les systèmes de notation pour évaluation de la "satisfaction client". La plus connue d'entre elles est Tripadvisor, qui permet aux internautes de
donner une note de 0 à 5 (de horrible à excellent) sur des hôtels et restaurants pour afficher un taux de satisfaction en pourcentage. La réputation des établissements concernés est donc devenue très dépendante de cette plateforme : les avis et notes des internautes sont une sorte de filtre pour de nombreux futurs clients qui peuvent décider d'éviter ou non un commerce en fonction de l'évaluation qu'ils vont trouver sur Tripadvisor.
Un restaurateur parisien a d'ailleurs porté plainte contre l'entreprise américaine pour des "faux avis négatifs non contrôlés" et — selon le plaignant — écrits par des concurrents malveillants. L'entreprise de voiture de tourisme avec chauffeur (VTC) Uber demande à ses clients de donner une note — toujours de 1 à 5 — grâce à son application sur chaque course qu'ils ont payée. Mais dans le cas de la plateforme de VTC, c'est le chauffeur "indépendant" qui est sur la sellette : s'il obtient moins de 4,5 sur 5, Uber lui envoie une alerte de mise en garde. Si sa note n'est pas remontée à 4,5 en une semaine, le chauffeur est suspendu et ne peut plus travailler pour Uber, temporairement pour cette première incartade, définitivement après une seconde "mise à pied".
Le système d'évaluation par notation offre des "avantages et des inconvénients". Pour les avantages, il permet aux clients de bénéficier par avance d'évaluations pour se décider, n'avoir que des services les plus appréciés par d'autres clients. Côté professionnel, le prestataire peut vérifier la qualité de ses services de façon automatisée, il peut maintenir une pression managériale sur ses employés basée sur des chiffres précis et peut aussi se valoriser grâce à ses notes. Pour les inconvénients, la généralisation des évaluations amène de nombreux effets pervers que dénoncent à la fois des professionnels et des spécialistes des problèmes de société : mise en concurrence et en compétition des individus les uns avec les autres, pression permenante pour conserver la meilleure évaluation possible, déshumanisation des relations, gestion automatisée des activités et accentuation des inégalités. L'exemple d'un chauffeur Uber "typé" qui se voit mal noté par des clients racistes, énervés par leur journée de travail et ayant décidé de se plaindre ou de se "venger" de leurs ennuis personnels, est typique : ce chauffeur perdra bien plus vite sa place qu'un autre, alors qu'il offre la même qualité de service que les autres pourtant mieux notés… Son seul "défaut" : ne pas correspondre au standard ethnique qu'une partie des clients plébiscite.
Ecole et hôpital sous pression des évaluations ?
Les évaluations des élèves qui débutent cet automne ne doivent pas seulement servir à envoyer des "bilans de leurs enfants" aux parents, pour mieux connaître l'avancée des "compétences" de leurs progénitures : le système a vocation de permettre aussi une évaluation des enseignants, puis des établissements. Un enseignant ayant de moins bonnes compétences avec ses élèves sera mis en cause, des établissements avec des évaluations inférieures aux autres auront des problèmes dans la compétition qui devrait forcément se mettre en place.
La professeure de philosophie et auteure de "
La Tyrannie de l’évaluation", Angélique del Rey, interrogée
pour une chronique du Monde sur ce sujet explique que "
Le ministère manque de données standardisées permettant de comparer la performance (au sens économique) de son système scolaire avec d’autres, la performance de tel ou tel établissement scolaire avec d’autres, voire la performance de tel enseignant par rapport aux autres… L’heure n’est pas à la rupture mais à la continuité dans l’effort pour faire plier un système d’un autre âge à la logique de la performance économique."C'est avec cette idée de performance et de compétition économique que
l'évaluation des hôpitaux publics et de leurs personnels devraient mettre tout le monde du soin hospitalier sous la pression des notes des patients avant 2022. Agnès Buzin, la ministre de la Santé a déclaré sur BFMTV le 19 septembre 2018 : "
Nous évoluons en terme de démocratie sanitaire. Aujourd’hui les patients sont représentés dans les hôpitaux et nous souhaitons qu’ils soient de plus en plus acteurs de l’évaluation de ce qui leur est fait comme soins". La traduction concrète de cette évolution vers le patient "acteur de l'évaluation de ses soins" est expliquée par la ministre de la Santé un peu plus loin de la façon suivante : "
Actuellement, on tarifie et on finance de la même façon des structures et des personnels qui font très bien et ceux qui font moins bien. On va développer des indicateurs de qualité des parcours et de service rendu." Les tarifs et les financements des structures vont-ils fluctuer sous le coup des évaluations des patients ?
Seul problème, et de taille : les hôpitaux les moins bien dotés en termes de personnels pour cause de restrictions budgétaires rencontrent les plus grandes difficultés à rendre une "qualité de parcours et de service rendu" suffisante, puisque par définition, ils manquent de moyens. Ces établissements seront les moins bien évalués, ce qui d'après les indications de la ministre de la Santé signifierait qu'ils recevront encore moins de financements ou verront leurs tarifications baisser...
L'évaluation des établissements de soins par les patients existe depuis 2013, avec un questionnaire par courrier électronique envoyé 15 jours après l'hospitalisation aux patients.
Le site Scope Santé établit des notes de satisfaction en pourcentage partir de ces réponses. Mais avec seulement 15% des adresses mails des patients récoltées par les établissements et seulement 17% des patient (de ces 15%) répondant aux questions de satisfaction, il est improbable de se fier à ces critères : seuls les plus motivés répondent et probablement les seuls mécontents, sur un panel infime de patients.
Un "Tripadvisor des hôpitaux" a été créé sur Toulouse :
Hospitalidée. Cette plateforme compte proposer ses services pour les hôpitaux de la région parisienne. Là encore, rien ne garantit la qualité des évaluations de satisfaction. Avec une question posée par Thomas Schauder, le professeur de philosophie et auteur de la chronique du Monde qui peut parfaitement se poser pour le soin hospitalier du secteur public : "Veut-on une école automatisée et productiviste qui vise à classer et à segmenter les élèves et les établissements, même sous couvert de « bienveillance ? Ou plutôt une école émancipatrice et humaine qui encourage la curiosité et l’intelligence ? "