Fil d'Ariane
Départ prévu le 1er mars autour du monde! Si tout se passe bien d’ici là. Lancée en 2003 par Bertrand Piccard et André Borschberg, l’aventure Solar Impulse touche au but.
Le Temps : A quelques jours du départ, comment vous sentez-vous?
Bertrand Piccard (BP) : Après avoir travaillé dur pendant douze ans, nous allons enfin pouvoir voler. Et passer du stade d’entrepreneurs à celui de pilotes. Je me réjouis énormément!
André Borschberg (AB): Idem. Avec une crainte: que, tout à coup, cela ne se matérialise pas. Nous sommes tellement absorbés par tout ce que l’on doit et veut encore faire que nous ne sommes pas encore dans l’état d’esprit du vol, mais celui de la préparation et de la mise en œuvre du projet. Nous travaillons aussi à amener tous nos partenaires au même niveau afin d’utiliser cette aventure vraiment dans le but pour lequel elle a été pensée.
BP: J’espère que l’on pourra en profiter pleinement à partir du matin même où l’on décollera, ce 1er mars 2015...
AB: Il faudra en effet faire attention à ne pas se surcharger, se placer juste en dehors du vrai plaisir que l’on devrait dans toute l’exécution de ce projet.
– Que vous reste-t-il à régler?
AB : Le projet est très ambitieux au niveau technologique. C’est un avion expérimental qui va voler dans des conditions difficiles. Nous avons aussi des exigences de certification énormes qui restent à satisfaire. Il y a donc une très forte concentration d’une partie de l’équipe sur ces tâches. Ensuite, nous voulons démontrer ce que l’on peut faire avec ces technologies propres. Nous avons donc accepté des événements, visites, prises de contacts et interactions avec beaucoup de mondes (politiciens, industriels, écoles...) Nous pourrions faire cela jour et nuit. Il nous faut donc d’abord définir nos priorités. Et arriver à trouver le bon équilibre entre le vol, l’aspect exploratoire (lors des vols de 5 jours et 5 nuits) et le partage de nos expériences.
– Jadis, face au budget à réunir, vous disiez, André Borschberg, qu’il «fallait garder la foi». Y a-t-il eu des moments de doute durant ces huit dernières années?
AB : Pas forcément des doutes, mais des moments très difficiles. Lorsque, notamment, le longeron de l’aile du second avion s’est brisée pendant les tests. Il a fallu trois mois au moins pour faire revenir la confiance de l’équipe. La particularité du projet est qu’il y a eu nombre d’obstacles similaires. Les franchir a demandé beaucoup d’énergie. Mais c’est le prix à payer pour un défi extraordinaire. Cela dit, il y a aussi énormément de plaisir, des rencontres sublimes. Il ne faut pas penser que ce n’est que de la souffrance. Tout cela donne une dimension très étoffée à tout ce que l’on fait.
BP: C’est impressionnant de voir à quel point, dans ce projet, chaque moment de plaisir doit être payé par son lot de souffrances. L’affaire du longeron, et ainsi le retard causé dans la fabrication du deuxième avion, nous a certes permis de réaliser la traversée des Etats-Unis en 2013. Mais nous sommes aujourd’hui encore en procès avec l’assurance AXA Winterthur, qui refuse de payer pour l’assurance conclue pour ce longeron. Il faut se battre sur tous les fronts.
Je me souviens d’un autre moment critique. A l’été 2014, avec André et Gregory Blatt [le responsable de la communication du projet], à New York, nous faisions nos comptes: nous étions à deux mois seulement de la faillite. Nous avions encore de quoi payer l’équipe pendant deux mois seulement. Or c’est ce jour-là que la firme Google confirmait qu’elle nous rejoignait comme partenaire. Cela nous a sauvés. Et permis de tenir jusqu’à la signature du contrat avec ABB, puis de continuer.
– Vous disiez jadis, Bertrand Piccard, que vous n’aviez pas «besoin de critiques extérieurs pour réaliser que le projet est difficile». De quoi êtes-vous le plus fier aujourd’hui?
BP : Je serai fier à partir du moment où l’on aura réussi. Il faut être très modeste face à la difficulté de la tâche. Nous évoquons d’ailleurs une «tentative de premier vol solaire autour du monde». Mais jusque-là, André et moi pouvons être fiers d’avoir déjà fait un certain nombre de choses considérées comme impossibles: notre premier prototype a volé jour et nuit, d’un continent à un autre, a traversé les Etats-Unis. Mais ce n’est pas suffisant, ce qu’on veut, c’est faire le tour du monde.
AB: Je n’aime pas trop le mot «fier», avec son côté présomptueux. Nous sommes contents de beaucoup de choses. Et surtout de l’équipe. Il y a, dans Solar Impulse, une ambiance sublime, au niveau de l’entente, du support, de la compréhension, de la complicité, des amitiés, de l’esprit combatif. Et avec les partenaires également.
BP: Ils sont extraordinaires. C’est un projet dans lequel il n’y a que des gens ouverts d’esprit avec un esprit de pionnier positif, un projet qui repousse les mesquins à l’extérieur.
– A quoi avez-vous dû renoncer, et pourquoi?
BP : Dans mon rêve, j’espérais développer un avion biplace qui volerait non-stop, sans carburant. La réalité des technologies aujourd’hui ne nous permet d’avoir qu’un seul pilote à bord et nous impose de faire des escales pour en changer. Nous avons donc renoncé à une partie des ambitions initiales. Mais peut-être cela justifiera-t-il de construire un troisième avion…
– «Solar Impulse est un paradoxe, presque une provocation, un but inaccessible sans repousser les limites des technologies actuelles», disiez-vous en 2007, André Borschberg. Qu’avez-vous appris dans ce domaine technologique?
BP : Nous avons demandé à nos partenaires de nous fabriquer et produire des technologies qui n’existaient pas à l’époque. Elles sont là aujourd’hui : nous disposons de moteurs électriques ayant un rendement de 97%, des mousses isolantes développées spécialement, des techniques de construction en fibre de carbone qui n’existaient pas autrefois, avec des nanotubes de carbone dans la colle d’epoxy.
AB: Le plus intéressant est que le succès, pourtant, ne dépend pas d’une seule de ces avancées technologiques. C’est un ensemble d’innovations et d’améliorations qui permet d’atteindre notre but : assurer une endurance pratiquement infinie à cet avion. Or cette réalité se retrouve partout autour de nous : ce n’est pas une solution technologique qui est applicable, mais un paquet de mesures à disposition qu’il faut prendre et qui, en les additionnant, permettent de changer la manière de voir notre approvisionnement et notre utilisation de l’énergie.
– Bertrand Piccard, en 2010, vous vous demandiez quelles étaient les qualités nécessaires pour mener à terme de tels projets de pionnier. Que diriez-vous aujourd’hui ?
BP : Il faut accepter une dose d’angoisses quotidiennes supérieures à la moyenne. Sinon, l’on craque avant la fin.
AB: Chaque difficulté permet aussi de trouver un autre chemin, une opportunité pour faire autrement, pour découvrir autre chose. Cette conviction permanente permet d’accepter beaucoup mieux les problèmes rencontrés, voire de leur trouver justement une justification
BP: Il ne faut aussi jamais accepter qu’une chose soit impossible. Il faut y croire jusqu’au bout. Autant pour André que pour moi, cette activité n’est pas un métier, c’est une partie de notre vie. Et si ce n’était pas le cas, nous ne réagirions pas de la même façon. Si c’était un métier, nous en aurions peut-être changé. Il faut partir avec la conviction que même si l’on rate, cela n’est rien par rapport à ne pas avoir essayé. Je me dis cela tous les jours.
– Quelle est la plus grande leçon de ces douze ans d’aventure ensemble?
BP : Ce qui nous unit André et moi, en plus de l’amour de l’aventure et de l’exploration, c’est la promotion d’un message fort en faveur des technologies propres, des énergies renouvelables. Si l’on a un message qui est profondément utile aux autres, l’on reçoit beaucoup de soutien, des ONG autant que du monde politique. Toutes ces personnes ont pris Solar Impulse comme un exemple de ce qu’on peut faire avec les technologies propres. C’est extraordinaire pour nous. Notre projet n’est pas simplement une course au record, qui serait inutile.
AB: J’ai surtout retenu que l’on a besoin d’une réserve d’optimisme et d’esprit positif qui se régénère pratiquement chaque jour. C’est comme cela que l’on fait avancer les choses, que l’on amène toutes les personnes du projet à penser comme nous, à voir que c’est possible.
– Justement, gérer une équipe dans laquelle, en douze ans, il y eu beaucoup de départs et d’arrivées, et qui compte aujourd’hui plus de 130 personnes, a-t-il été facile? Quelles sont vos recettes de management ?
AB : Il n’y a pas une seule, mais plusieurs équipes. Dans celle qui s’est occupée de la communication, il y a eu davantage de tournus. C’était bien et normal, car il a fallu amener du sang frais, des nouvelles technologies de communication. Au niveau technique, nous avons essayé de minimiser le nombre de départs ; certains sont là pratiquement depuis le début. Mais le plus crucial a été de maintenir le même esprit très entrepreneurial qui prévaut au départ, lorsque l’on est dans un rêve, dans une vision très puissante, même si la réalisation est encore très éloignée. Car tout devient vite très terre à terre. C’est donc la gestion du temps qui constitue un grand défi. Nous y sommes parvenus parce que nous avons placé des étapes intermédiaires très fortes: le premier vol, les missions à l’étranger, le deuxième avion. Elles ont permis aux membres de l’équipe de se retrouver, d’être comblés par la réalisation du projet et par ce qu’ils y apportent. De plus, nous avons donné la possibilité à chaque personne de se développer personnellement. Solar Impulse n’est pas un projet où l’on vient pour gagner de l’argent, mais pour se réaliser soi-même.
– En 2007, alors que l’on parlait beaucoup de lutte contre le changement climatique, vous disiez que votre aventure devait aussi servir d’appel à la responsabilité pour agir. Huit ans plus tard, estimez-vous que les décideurs ont pris leur responsabilités?
BP : Non. Aujourd’hui, ce n’est plus de la responsabilité qu’il faut, c’est du courage politique. Les gouvernements doivent décider formellement d’enfin remplacer les technologies anciennes et polluantes par des technologies nouvelles, propres et efficientes. Durant ces huit dernières années, nombre de discours ont exposé le problème, mais aucun les solutions à mettre en place. Et l’on observe encore cela aujourd’hui. Il faut maintenant remplacer la complainte inutile par des actions qui soient rentables pour l’économie autant que profitables à l’environnement. Ceci avec toute la gamme des technologies propres que nous promouvons avec Solar Impulse
AB: Ce qui a changé depuis 2007, c’est qu’on a aujourd’hui la preuve que ces technologies-là sont économiquement attractives. Aux Emirats arabes unis, un des principaux pays exportateurs de pétrole, se construit une nouvelle centrale solaire qui rend le prix du solaire nettement inférieur à celui de l’électricité produite avec du gaz, localement. On a vraiment l’impression que les énergies renouvelables sont découplées du prix du pétrole, une situation nettement plus favorables à leur essor.
– Votre message avait pourtant pour but d’encourager cette prise de responsabilité. Estimez-vous avoir été entendu, ou seulement écouté?
BP : Ma réponse est très claire: le monde politique sait exactement quoi faire. Mais ce dont il a besoin, c’est d’un soutien populaire et médiatique pour l’encourager à le faire. Dès le moment où les gouvernements entendront suffisamment de voix les soutenant dans cette direction, ils agiront, immédiatement. C’est le sens de l’action que Solar Impulse entreprend autour du monde: lever suffisamment de voix de gens affirmant leur soutien à des politiques pro-environnementales. Nous allons essayer de mettre de l’enthousiasme populaire à disposition de ces hommes d’Etat.
– Comment?
BP : A travers une plate-forme sur Internet, crée par Solar Impulse, et qui va appartenir à toutes les associations, personnalités et leaders d’opinion qui ont envie d’en faire partie. Nous demandons aux gens deux choses: premièrement qu’ils affirment vouloir un futur propre, deuxièmement de choisir les solutions pour y arriver. Une analyse géographique sera faite, qui permettra de savoir d’où viennent ces voix, et quel pays veut quelle(s) solution(s). Nous espérons arriver avec assez d’informations au Sommet de Paris sur le climat, en décembre 2015, pour apporter une vraie expression populaire du monde. A ce jour, la plus grosse pétition a été signée par six millions de personnes. Nous espérons en compter davantage.
– En 2008, vous accusiez la Suisse de ne pas être en pointe dans la lutte contre le réchauffement, et de n’avoir «absolument pas compris que sa survie dépend de sa capacité à exporter de nouvelles technologies favorables au développement durable». Maintenez-vous ces propos ?
BP : La Suisse a beaucoup évolué. Je suis très impressionné par le courage de Doris Leuthard et du Conseil fédéral en ce qui concerne les changements dans la politique énergétique. C’est remarquable. Il faut maintenant que la nouvelle loi sur l’énergie, après avoir été acceptée au Conseil National, passe la rampe du Conseil des Etats dans quelques mois.
– Toujours par rapport à la Suisse, vous vous êtes plaints jadis de son soutien timide. Et maintenant ?
BP : Il y a eu un soutien dès le début au niveau du Conseil fédéral et de l’EPFL. Nous n’avions pas encore formalisé contractuellement le partenariat avec la Confédération. Mais nous bénéficiions jadis des mêmes choses qu’aujourd’hui, maintenant que c’est fait. Dans les faits, nous avons toujours pu disposer du hangar de Dübendorf, de celui de Payerne, nous avons toujours eu des rapports excellents avec les forces aériennes. Nous ne nous sommes jamais plaints. Tous nos problèmes autour de la halle de Dübendorf sont partis autour d’une allégation mensongère de journalistes, qui a été reprise sans vérification par toute la presse. Celle-ci a notamment affirmé que j’avais reçu une facture de 1 million de francs pour le bail à Dübendorf, facture que j’aurais refusé de payer : tout cela est faux. Nous étions simplement en discussion avec le Conseil fédéral, et cela s’est très bien passé.
– Vous disiez jadis, Bertrand Piccard, «aimer considérer que l’inconnu est un allié et non pas un ennemi ». Aujourd’hui, après une si longue préparation, comment définiriez-vous cet inconnu?
BP : Nous sommes André et moi des explorateurs, non des trompe-la-mort. Il est clair qu’il est préférable d’être préparé le mieux possible face à cet inconnu. Or aujourd’hui, un tour du monde en avion solaire est toujours considéré comme impossible, cela n’a jamais été fait. Il a donc tout fallu inventer, développer par nous-mêmes. Désormais, autant l’équipe que les pilotes, à tour de rôle, devront gérer et prendre goût à cet inconnu. Car c’est lui qui va donner la valeur à l’expérience, et va apporter le côté spectaculaire, le volet du rêve.
AB: Nous avons toutefois aussi essayé de nous préparer au mieux : nous avons formés des équipes pour les placer dans diverses situations pour entraîner la flexibilité, la souplesse de réaction face à des situations nouvelles et complètement différentes de celles que l’on a prévues. Nous avons donc une vision de ce qui va nous arriver. Mais nous savons que nous n’avons pas tout évalué, simulé, compris. Il faudra être prêt pour avoir les bonnes réactions.
– Que craignez-vous le plus?
AB : Ce que l’on n’a pas prévu. Pour le reste nous nous sommes entraînés. Par exemple à sauter dans l’eau glaciale en Mer du Nord. Nous avons aussi essayé de préparer au mieux les équipes en les plaçant face à des situations nouvelles et complètement imprévues pour entraîner la flexibilité, la souplesse de réaction. Nous avons donc une vision de ce qui va nous arriver. Mais nous savons que nous n’avons pas tout évalué, simulé, compris. Or c’est cela qui rend l’aventure intéressante et très difficile
BP: Personnellement, ce que je crains le plus, c’est que le projet ne soit compris que pour une tentative de record et pas dans sa diffusion du message sur les technologies propres et sur un monde plus propre.
– Outre de la chance, que peut-on vous souhaiter?
AB : Que nous prenions le temps d’avoir vraiment du plaisir, et ne pas être trop absorbés par ce qu’on fait.
BP: Que les gens comprennent le message que l’on souhaite diffuser sur les énergies renouvelables et les énergies propres, et que tout cela serve à quelque chose dans le cadre des décisions politiques qu’il devient urgent de prendre.
AB: Et que l’on puisse être une inspiration. Comme quand nous-mêmes étions enfants: si l’on réalise ce projet, c’est parce que d’autres personnes ont accompli des exploits extraordinaires qui nous ont fait briller les yeux. Si ce projet peut amener un peu le même état d’esprit, ce sera fabuleux.