Sommet de l'UOIF : l'islam est il devenu un problème en France ?

Le sommet de l'une des plus grandes organisations musulmanes de France se tient très peu de temps après les meurtres de Toulouse, Montauban commis par un jeune homme se revendiquant du djihadisme. Les arrestations de citoyens français soupçonnés d'intégrisme musulman, relâchés faute de preuves, suivies des déclarations de Nicolas Sarkozy et Claude Guéant renvoient la religion musulmane et sa communauté à une menace potentielle. 
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Sommet de l'UOIF : l'islam est il devenu un problème en France ?
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Gilles Kepel, politologue, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain, répond aux questions traitant de la problématique de l'islam en France.

Gilles Kepel : «La jeune génération de l'UOIF estime que ce n'est plus aux prédicateurs étrangers de dicter à l'islam français son mode de pensée »

Comment interprétez-vous les déclarations de chef de l'Etat à propos d'appels à la violence, à la haine, l'antisémitisme qui pourraient être proférés au sommet de l'UOIF et dont le thème cette année est "Foi, réforme, espérance" ?      Gilles Kepel : Les chaînes satellitaires arabes diffusent des programmes dans lesquels des prédicateurs de l'islam, des salafistes la plupart du temps, expliquent qu'il y a une supériorité de l'homme sur la femme et que celle-ci doit obéir en tout point à son mari, qu'il a le droit de la battre si par exemple elle refuse d'avoir des rapports sexuels avec lui. Ces programmes sont monnaie courante sur ces chaînes : du coup quand ces prédicateurs viennent sur le territoire français, leur propos apparaît complètement en déphasage. Généralement au congrès de l'UOIF ils parlent uniquement en arabe et ensuite il y a une traduction française puisque la plupart des jeunes présents ne comprennent pas l'arabe. Mais la plupart du temps cette traduction est euphèmisée, édulcorée. Donc ceux qui comprennent l'arabe n'ont pas tout à fait le même discours que ceux qui ont la traduction. C'est cette schizophrénie qui est en train de faire exploser l'UOIF : j'étais hier au sommet de l'Union et il y a un gouffre croissant entre la génération des "bledars" (nés au bled, dans un pays musulman), qui tiennent l'Union, pensent en arabe, et la jeune génération des "rebeu", si j'ose dire, qui eux sont nés en France et qui contestent tout à la fois la domination des "bledars" et l'importation d'une pensée de ces prédicateurs en France. J'ai rencontré plusieurs de ces jeunes qui sont impatients par rapport à ça, et qui, sans nécessairement approuver l'interdiction de séjour des prédicateurs, estiment que ce n'est plus à ces prédicateurs de dicter à l'islam français son mode de pensée. Le problème étant que ces prédicateurs sont généralement ceux qui amènent les financements.    Viande halal, voile intégral, meurtres revendiqués du djhiadisme, ces phénomènes semblent être devenus des dangers concrets pour la société d'après le discours d'une partie des responsables politiques français ?     Gilles Kepel : Avec les meurtres de Toulouse et Montauban, on ne sait pas si il y a danger ou non pour la société, c'est là toute la difficulté. Merah était un enfant de banlieue, on ne sait pas très bien de quelle manière il s'est "réislamisé", probablement avec la troisième génération du djihad, non pyramidale, et qui passe essentiellement par Internet (vidéos youtube, site web, webcam etc). Donc la communication est l'objet de beaucoup de soupçons aujourd'hui. Merah a commencé à tuer des musulmans, puis des juifs, il fait l'objet d'un grand rejet, mais vous avez à la fois aujourd'hui des gens qui vous disent qu'il est un héros, sur le web , et aussi en Algérie où il est devenu une sorte de star dans certains milieux radicaux, et d'autres qui disent qu'il n'existe pas, que ce n'est pas lui qui a fait le coup, que c'est une provocation, qu'il est une victime innocente. Pour le halal, c'est une manière d'hystériser la question sociale. Les boucheries des quartiers populaires n'ont pas pu tenir face à la concurrence des supermarchés. Les bouchers traditionnels ont dû vendre, mais personne ne voulait racheter, à part les bouchers halal qui généralement s'approvisionnent en viande de mauvaise qualité et donc à prix très bas. Ce qui rend possible la survie de ce type de commerce. Ce phénomène est survenu au moment ou beaucoup de femmes qui ne parlaient pas français sont arrivées, des gens ont été licenciés en grand nombre des usines. Le halal est donc devenu le marquage de territoire qui a été ressenti comme un "on est plus chez nous" par les milieux populaires français également frappés par la crise.      Le halal serait un enjeu ?     Gilles Kepel : Le halal est devenu un enjeu d'identité très fort dans les milieux radicaux de la jeune génération, d'une certaine manière pour peser sur la politique française, comme un lobby de consommateurs. Mais à l'intérieur du marché du halal, il y a eu des groupes qui se sont formés sur le modèle de la kasheroute des juifs pour le rendre de plus en plus exclusif et contrôlé, en multipliant les certifications, en expliquant aux autres qu'ils n'étaient pas halal, donc qu'ils étaient de mauvais musulmans. L’enjeu était le contrôle politique sur la communauté, et aussi le contrôle des flux économiques, puisque c’est environ 5 milliards d’euros par an. Ces enjeux, qui sont un peu compliqués n’ont pas été compris par la classe politique, cela a été hystérisé et le halal est devenu un facteur d’affirmation communautaire. Dans des quartiers comme Clichy, Montfermeil, le halal est devenu un mode de construction de la clôture sur le modèle juif. Donc de refus d’interaction avec la société française à la table, mais aussi au lit, puisque le halal ne concerne pas que la viande mais aussi la chair, c’est-à-dire le refus de convoler avec des non-musulmans. Ce qui est un problème en rapport au pacte national, au roman national français.     Pourquoi l'exécutif se met-il aujourd’hui ainsi à dos l'UOIF et tous ceux qui les soutiennent ?      Gilles Kepel : Il faut se rappeler que Nicolas Sarkozy a porté aux nues l'UOIF en allant à leur congrès en 2003. Il a déclaré alors que c'était l'une des expériences les plus importantes de sa vie politique, qu'il était là en ami. Le revirement actuel est dû, je crois, au fait qu'il espérait que l'UOIF servirait de relais de son influence dans la population musulmane qui est socialement à gauche mais moralement à droite en France. En réalité, c'est toujours l'appartenance sociale qui détermine le vote dans la plus grande partie de la population musulmane en France. Donc aujourd'hui de ce point de vue là, l'UOIF ne lui sert à peu près à rien.  Claude Guéant, le ministre de l'intérieur a déclaré vouloir faire interpeller les femmes portant un voile intégral à l'extérieur du congrès. Quel est l'intérêt d'une telle démarche ?      Gilles Kepel : C'est de rappeler la loi. Mais effectivement à l'extérieur il n'y avait aucune femme portant le voile intégral, et à l'intérieur, hier, j'en ai vu une ou deux, ce qui est un nombre très très inférieur à ce que l'on pouvait voir les années précédentes.   Comment se situe l'UOIF vis à vis des différents courants de l'islam radical ?     Gilles Kepel : Les relations entre l'Arabie Saoudite et l'UOIF, qui est proche des Frères musulmans, sont assez compliquées car les Saoudiens considèrent les Frères musulmans comme un danger. Les Saoudiens financent et soutiennent les salafistes dans le monde, alors que la branche islamique des Frères musulmans est d'avantage contrôlée et financée par le Qatar. l'UOIF a comme objectif d'apparaître comme une sorte de leader communautaire et d'interface avec les pouvoirs publics. Je pense que c'est un pari perdu car la jeune génération, y compris ceux qui se réclament de l'islam politique souhaitent intervenir directement dans le jeu politique français. 
Parler autant de l'islam peut créer une stigmatisation, non ?
Gilles Kepel : Je ne crois pas que ce soit important. Le problème est que la communauté n'a pas véritablement de leader. Celui qui essaye de jouer ce rôle est Tariq Ramadan, qui était hier soir au congrès et a tenu un discours de victimisation pour reprendre un pouvoir qu'il avait perdu sur la jeune génération. Mais la vraie question derrière l'affirmation identitaire islamique est la question sociale, parce que ce sont la plupart du temps des milieux très défavorisés. S'il y avait une "bonne" politique à pratiquer en France vis à vis de l'islam, quelle serait-elle, selon vous ?  Gilles Kepel : Je pense que ce qui est important c'est la question sociale. Les mouvements qui se nourrissent d'une clôture communautaire sont engendrés par une tentative de résister à l'adversité et aux épreuves. Si le contexte social n'était pas aussi dramatique, s'il n'y avait pas une absence massive de travail, ces tendances s'amenuiseraient. Merah, 23 ans, appartient à la catégorie des 15-24 ans qui habitent les zones urbaines sensibles et dont 50%, quand ils ne sont pas scolarisés, sont au chômage. Donc, on peut toujours mener des politiques sécuritaires, si elles ne s'articulent avec cette question sociale, on n'arrivera à rien.     Le communautarisme musulman est donc avant tout créé par une problématique sociale ?     Gilles Kepel : C'est une forme de protection contre l'adversité sociale, mais aussi une fascination pour le modèle juif sur le thème de "la culture de la différence et l'exacerbation identitaire" : pour contraindre l'Etat à respecter un groupe qui s'identifie comme minoritaire alors qu'il ne l'est pas lorsqu'il se dissout dans la société, par assimilation... 

Le contexte

Le chef de l'Etat français, Nicolas Sarkozy a déclaré, alors que le sommet de l'Union des organisation islamiques de france (UOIF) allait débuter : "Je ne tolèrerai pas que puissent s'exprimer au cours d'une manifestation publique organisée sur le sol français les porteurs de messages d'appels à la violence, à la haine, à l'antisémitisme, qui constituent des attaques insupportables contre la dignité humaine et les principes républicains".  Le ministre de l'intérieur Claude Guéant a dépêché plusieurs cars de CRS sur place (devant le parc d'exposition du Bourget en Seine Saint Denis), interdit l'entrée du territoires à six orateurs (programmés au sommet de l'UOIF), originaires d'Egypte, de Palestine, d'Arabie Saoudite et indiqué qu'il "reste extrêmement vigilant sur le respect de l'ensemble des composantes de la loi républicaine", pour ajouter ensuite : "nous courons le risque évidemment qu'il y ait à l'extérieur de l'enceinte des femmes voilées de façon intégrale. C'est contraire à la loi dans l'espace public, la police interviendra."  L'UOIF, créé en 1983, est l'une des plus importantes composantes de l'islam en France : son sommet annuel n'a jamais créé de polémique jusque là. 
Gilles Kepel, né le 30 juin 1955 à Paris, est un politologue français, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain. Il est professeur des universités à l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris et membre de l'Institut universitaire de France. Il est diplômé d'arabe et de philosophie, il a deux doctorats, en sociologie et en science politique. Il a aussi enseigné à la New York University en 1994, à la Columbia University, également à New York, en 1995 et 1996, et Philippe Roman professor of History and International Relations à la London School of Economics en 2009-2010.  Auteur de nombreux ouvrages, depuis son premier livre Le Prophète et le Pharaon / Les mouvements islamistes dans l'Égypte de Sadate, paru en 1984, ses publications sont traduites dans le monde entier. Il contribue régulièrement au Monde, au New York Times, à La Repubblica, El País et plusieurs médias arabes. Depuis janvier 2012, Gilles Kepel tient une chronique le jeudi matin sur la radio France Culture intitulée Le monde selon Gilles Kepel consacrée au monde arabe contemporain après les révolutions et bouleversements de l'année 2011. Gilles Kepel est membre du haut-conseil de l'Institut du monde arabe et directeur des études au programme sur le Koweït (Kuwait Program) à l'IEP. En mars 2012, il est nommé pour 2 ans au Conseil économique, social et environnemental dans la section du travail et de l'emploi en qualité de personnalité associée.    Publications récentes :   "Banlieue de la République" (avec la collaboration de Leyla Arslan et Sarah Zouheir, enquête - Octobre 2011 (Gallimard) http://www.banlieue-de-la-republique.fr/ http://www.institutmontaigne.org/medias/documents/banlieue_republique_resume_institut_montaigne.pdf   "Quatre-vingt-treize" - Février 2012 (Gallimard)
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