Fil d'Ariane
Le président Joe Biden voyait dans le Sommet des Amériques une occasion de relancer le dialogue avec l'Amérique latine. Plusieurs pays ont annoncé en dernière minute annuler leur venue à la rencontre qui se tient du 7 au 11 juin à Los Angeles.
À peine commencé, le Sommet des Amériques multiplie les désistements. D'abord le Mexique, puis les pays des Caraïbes, le Honduras et le Guatemala. Alors que leurs voisins cubains, vénézuéliens et nicaraguayens n'ont pas été conviés à la réunion organisée par Washington, plusieurs chefs d'État de pays centre-américains et latino-américains ont décidé de ne se déplacer jusqu'en Californie.
La rencontre, censée afficher l'exemplaire coopération entre les États-Unis et ses voisins risquerait plutôt de mettre en lumière les divisions entre les pays du même continent. Entretien avec Kevin Parthenay, professeur de sciences politiques à l'Université de Tours, chercheur associé au Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI).
(Re)voir : Le Sommet des Amériques boudé par le président mexicain
TV5MONDE : Qu'espérait Joe Biden de l'organisation de ce sommet ?
Kevin Parthenay, professeur de sciences politiques à l'Université de Tours : Tout d'abord, le but pour les États-Unis était d'essayer de se repositionner à l'échelle du continent américain et latino-américain. Ces dernières années, les États-Unis se sont davantage orientés vers l'Asie-Pacifique, et beaucoup d'États latino-américains se sont soit plaints, soit ont pris acte que les États-Unis n'étaient pas aussi présents et se sont tournés vers la Chine.
Par ailleurs, les Américains souhaitaient envoyer un signal sur la question de la démocratie. Beaucoup d'États du continent ont connu une grande instabilité dans les dernières années. En organisant ce sommet, qui plus est en n'invitant pas certains États considérés comme autoritaires ou dictatoriaux, le message envoyé soutenait l'idée d'une préservation et de consolidation de la démocratie.
TV5MONDE : Qu'est-ce que les deux parties du continent attendent l'une de l'autre aujourd'hui ?
Kevin Parthenay : Les États-Unis cherchent un soutien diplomatique, en essayant notamment de limiter l'extension de la présence chinoise. L'autre sujet prioritaire pour l'administration américaine, c'est d'endiguer les flux de migrations. Il y a beaucoup de migrants qui quittent l'Amérique centrale et qui arrivent à la frontière sud des États-Unis, ce qui pose un vrai problème humanitaire. Washington attend beaucoup des États du Sud pour essayer de maintenir ce flux de migration.
Côté latino-américain, on recherche plutôt un appui à l'économie, au développement des infrastructures pour les pays les plus pauvres en Amérique centrale notamment. Il y a aussi une recherche de soutien diplomatique, en prenant en considération les besoins latino-américains en matière de changement climatique et de santé, afin de les appuyer quand c'est nécéssaire.
Il faut que le dialogue soit ouvert et que le multilatéralisme soit inclusif. C'est par ailleurs le leitmotiv du Mexique depuis des décennies. D'autres États du continent suivent cette postureKevin Parthenay, professeur de sciences politiques à l'Université de Tours
TV5MONDE : Comment interpréter la succession de désistements des pays participants ? Qu'est-ce que cela dit du rapport entre les États-Unis et les autres pays d'Amérique ?
Kevin Parthenay : On ne peut clairement pas parler de solidarité car les postures des uns et des autres obéissent à des raisons très différentes. La position mexicaine est sans doute celle que l'on a le plus vue. Ils ont réussi à s'imposer dans l'agenda, et en cela on peut dire qu'il s'agit d'une séquence diplomatique très réussie. Pour autant, le président mexicain AMLO (pour Andrés Manuel López Obrador) ne soutient pas pour autant les violations des droits de l'homme commises au Nicaragua ou au Venezuela.
Voir aussi : États-Unis : la crise migratoire au cœur d'un sommet avec le Canada et le Mexique
L'idée ici est plutôt d'appuyer la nécessité d'un multilatéralisme efficace, de faire passer l'idée que tout le monde doit être autour de la table, quelque soit la nature du régime. Il faut que le dialogue soit ouvert et que le multilatéralisme soit inclusif. C'est par ailleurs le leitmotiv du Mexique depuis des décennies. D'autres États du continent suivent d'ailleurs cette posture, une fois de plus pas tant pour des affinités idéologiques mais pour dire : "Si on a un dialogue, il faut l'avoir tous ensemble."
Ce qui est en jeu aussi, c'est de dire que ce n'est plus Washington qui édicte les règles. On a aussi notre mot à dire et si on est pas d'accord sur la façon dont le jeu se déroule, on ne vient pas.
TV5MONDE : L'influence des États-Unis est-elle en train de décliner en Amérique latine ?
Kevin Parthenay : Oui, c'est un processus qui est engagé depuis des années. Depuis le début des années 2000 et les attentats du 11 septembre, les États-Unis ont pris du recul vis-à-vis des affaires continentales pour les remplacer par des foyers d'attention moyen-orientaux. Pendant des années, ils ont pu exercer une influence prédominante en Amérique latine parce qu'ils étaient les seuls acteurs du jeu continental. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Il y a la Chine, la Russie, et d'autres acteurs dont on parle moins mais qui sont très présents comme la Turquie, l'Iran, et l'Inde.
Ça change de fait radicalement la configuration. Les États latino-américains ne vont plus se positionner, ni jouer de la même façon quand il y a un seul acteur, ou quand il y en a plusieurs comme aujourd'hui. De ce point de vue, l'influence unique des États-Unis décline, depuis dix voire vingt ans.
TV5MONDE : Comment la Chine s'est imposée sur le continent ?
Kevin Parthenay : Même si elle n'avait pas de relation officielle diplomatique avec ces États, la Chine a beaucoup investi dans la région. Elle y a développé des activités économiques. Elle a investi dans des entreprises, en acquérant des actifs dans différentes sociétés latino-américaines. Elle participe aussi massivement à des programmes de coopération notamment sur les infrastructures. La Chine a beaucoup investi, financé des travaux de ponts et de routes dont beaucoup de pays manquaient.
Voir aussi : Covid-19 : les vaccins arrivent en Amérique latine et centrale
Plus récemment, on a aussi vu un appui significatif en matière de santé. La Chine a donné beaucoup de vaccins à l'Amérique latine. Aujourd'hui, tout cet engagement se traduit en termes diplomatiques. De plus en plus d'États décident de ne plus reconnaître Taiwan mais la République populaire de Chine. De proche en proche, la Chine a étendu sa présence économique et diplomatique.
TV5MONDE : Est-ce aussi un signal envoyé aux États-Unis pour repenser leur relation avec l'Amérique latine ?
Kevin Parthenay : Au-delà de ce qui se passera au Sommet des Amériques, il est clair que Washington doit désormais prendre conscience que ce ne sont plus les États-Unis qui font la pluie et le beau temps. Du fait de la présence d'autres acteurs influents dans la région, les États du Sud ont plusieurs cartes à jouer et peuvent défier Washington pour parvenir à leurs fins. Ils essayent actuellement de mettre sous pression Washington pour obtenir en retour un engagement. Et ça marche ! La vice-présidente Kamala Harris vient d'annoncer 1,7 milliard d'euros d'investissements privés à l'attention des États centre-américains "pour la création d'emplois".
La période du Covid a aussi cristallisé ce nouveau rapport de force. Quand les États-Unis ont tardé à envoyer des vaccins, la Chine, elle, les a fait parvenir rapidement. Ce sommet des Amériques finit simplement de concrétiser des changements qui étaient déjà en cours depuis des années.
En outre, la pertinence de l'outil diplomatique en tant que telle est remise en question ici. Créé en 1994, la forme du sommet a aujourd'hui moins de pertinence que lorsqu'on négocie de manière spécifique sur des enjeux sectoriels comme le climat ou la migration. Washington avait d'ailleurs annoncé qu'il n'y aurait pas de déclaration finale à la fin du sommet. Ce n'est pas une nouveauté mais cela confirme l'absence d'intention de viser un consensus.