Soudan : face aux manifestants anti-régime, l'armée divisée ?

Quatre mois de mobilisation populaire contre le régime au Soudan. Ce jeudi, la radio et la TV d'Etat annoncent une "importante déclaration" de l'armée "pour bientôt", alors que des milliers de manifestants se pressent depuis six jours maintenant devant le QG de l'armée, appelant à la démission du président au pouvoir depuis 30 ans. L'armée est-elle sur le point d'écarter Omar el-Béchir ? Comment se positionne-t-elle dans ce soulèvement populaire ? Entretien avec Marc Lavergne, chercheur au CNRS. 
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Soudan manifestation
Des manifestants se sont réunis devant le QG de l'armée à Khartoum, au Soudan.  Les protestations durent depuis plusieurs mois et visent à destituer le président Omar el-Béchir. ©AP Photo
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L'armée est-elle sur le point de mettre Omar El-Béchir sur la touche ?

La  question est posée alors que la pression s'est accrue cette semaine sur le président soudanais après l'appel de la police et de plusieurs pays occidentaux à une transition politique sur fond de manifestations massives devant le quartier général de l'armée à Khartoum.  

Plusieurs milliers de Soudanais ont passé une cinquième nuit dehors à réclamer la démission d'Omar el-Béchir au pouvoir depuis le coup d'Etat de 1989.

Président autoritaire et candidat à un sixième mandat en 2020, il est l'objet d'un mandat d'arrêt international de la Cour pénale internationale, pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l'humanité, dans le contexte de la guerre civile au Darfour. 

Une crise politique née de la hausse des prix

Les  manifestations ont été déclenchées le 19 décembre 2018 par le triplement du prix du pain et la hausse du prix des carburants. La situation a évolué en contestation ouverte contre le président Béchir, alors que le pays traverse une grave crise économique depuis 2011.
Le Soudan est privé de plus de 70% de ses ressources pétrolières depuis la sécession du Soudan du Sud.  

A lire : Soudan, aux origines de la contestation 

L'armée appelée à se rallier aux manifestants

Samedi 6 avril, les organisateurs de la manifestation - l'Alliance pour le changement et la liberté, formée notamment de professionnels de santé et d'avocats - ont appelé l'armée à "prendre position pour le peuple."  

Depuis, la police annonce vouloir l'union du "peuple soudanais (...) pour un accord qui soutiendrait un transfert pacifique du pouvoir".

Mais comment se situe l'armée ?  Cinq questions à Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS (entretien du 8 avril 2019)

TV5MONDE : Que sait-on du positionnement de l'armée ? 

Marc Lavergne : L'armée est divisée sans aucun doute. D'une part, les généraux fidèles au régime et à Omar el Béchir lui sont acquis par les privilèges et prébendes distribués. Il y a ensuite les officiers intermédiaires, plus près des demandes de la population, et la troupe, originaire des régions les plus pauvres du pays et dont les familles subissent les mêmes difficultés que le reste de la population pour se ravitailler. Donc, la loyauté est assez discutable. Et les forces d'opposition sont aujourd'hui en quête d'un soutien de l'armée.
 
Un organisme contrôle toute la population y compris l'armée : le service de renseignement, le NISS, dirigé par Salah Gosh. Ils sont motivés idéologiquement. Leur seul souci est la survie du régime.
Peut-on anticiper un ralliement d'une partie de l'armée au moins ? 
 
Une partie des troupes n'a pas voulu tirer sur les manifestants, et elle est tentée de se rallier à eux. Mais il y a un organisme qui contrôle toute la population y compris l'armée, le service de renseignement, le NISS, dirigé par Salah Gosh mais aussi des "Rapid support forces". Il s'agit de mercenaires, des brigands, des criminels, recrutés dans les régions périphériques du pays, pour écraser les rebellions externes, et mis à contribution aujourd'hui pour tenir la capitale. Ils sont payés pour tuer.

Ce sont des durs, des gens motivés idéologiquement, dont le seul souci est la survie du régime. Ils sont craints par l'armée, ils protègent le QG de l'armée, et intiment l'ordre aux soldats du rang et aux officiers de rang moyen de rentrer à l'intérieur du QG. 

Les choses n'ont pas encore basculé. Il y a des discussions et des pressions sur la troupe qui serait tentée de rejoindre les manifestants pour qu'elle reste du côté de l'ordre.   

Des images nous parviennent sur les réseaux sociaux de militaires qui semblent pourtant prendre le parti des manifestants. Vous paraissent-elles crédibles ? 

Je n'ai pas vu ces images, mais cela paraît crédible. Lors de la précédente grande manifestation contre le régime, le 6 avril 1985, l'armée avait pris la tête de la révolte qui manifestait dans les rues de Khartoum. Cela fait partie d'une sorte de tradition, l'armée représente une partie du peuple. Cependant, elle est sous pression notamment du NISS.
 
Face au NISS, prêt à tirer dans le tas, il existe des éléments plus modérés qui voudraient une forme d'apaisement avec ceux qui veulent la chute du régime.

Le chef du NISS, Salah Gosh a dit qu'il fallait tirer dans le tas pour faire rentrer les gens chez eux, seule solution pour le régime de s'en sortir. Lui veut prendre le pouvoir et succéder à Omar el-Béchir. En face, il existe des élements plus modérés - ou plus enracinés dans une base tribale, régionale, ou à Khartoum même - qui voudraient trouver une forme d'apaisement avec ceux qui veulent la chute du régime.

Comment cela pourrait-il évoluer ? 

C'est la force qui commande, dans la mesure où la communauté internationale n'intervient pas, mais est de facto favorable au statu quo, Etats-Unis en tête, et ce en raison des problèmes en Libye et dans la péninsule arabique. Les pays occidentaux ne soutiennent absolument pas le mouvement populaire. Ces pays se disent sans doute que ce n'est pas le moment de donner une leçon de démocratie.

La rue n'a pas gagné, loin de là. Je ne crois pas que la chute du régime puisse provenir d'un soulèvement populaire.

L'autre dimension, c'est que le régime est aux abois, il n'y a pas d'argent du tout. Il faudra décaisser des millions. Mais c'est un problème pour l'"après". 

Dans l'immédiat, la rue n'a pas gagné, loin de là. D'abord elle a réussi quelque chose de miraculeux, organiser ces manifestations, alors que le pays est sous contrôle total. Les syndicats, les partis politiques essayent de s'organiser et de gagner l'armée ... Et puis, il y a les rébellions armées en périphérie, tout ne se joue pas qu'à Khartoum.

La chute du régime, ce n'est pas le départ de Béchir (...) mais c'est convaincre les détenteurs du pouvoir économique et militaire qui pourraient voir un intérêt dans un atterrissage en douceur.
Qu'est-ce qui ferait basculer la situation ? 

La balle est dans le camp de l'armée et dans l'appareil de sécurité qui évalue d'un point de vue extrêmement froid le pour et le contre de la chute du régime. 

Et puis la chute du régime, ce n'est pas le départ d'Omar el-Béchir, d'une certaine manière acquis à court ou à moyen terme. Une présidentielle est prévue en 2020.

La chute du régime, ce serait de parvenir à convaincre les hommes d'affaires qui ont amassé des fortunes colossales pendant que le peuple s'appauvrissait, ceux qui pourraient voir un intérêt dans un atterrissage en douceur de ce régime.

Ce serait aussi de convaincre au sein des forces armées, ceux qui pourraient prendre la tête d'une sorte de rébellon interne à l'armée. La question est de savoir si on peut voir un retour de ces forces militaires dévouées à la défense du pays plus qu'à la répression contre la population et qui seraient moins engagées du côté du mouvement islamiste qui dirige toujours le pays officiellement.