StopCovid : « C’est le signe d’une société qui va très mal et qui est en train de devenir totalement paranoïaque »

A partir de ce mardi 2 juin, l’application StopCovid débarque en France. Son but : pister le Covid-19 pour éviter sa propagation. Alors cette application est-elle vraiment efficace ? Nos données personnelles sont-elles menacées ? Entretien avec Benjamin Bayart, ingénieur français, ancien président de French Data Network et co-fondateur de la Quadrature du Net.


 
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L'application StopCovid dont le lancement est prévu le 2 juin en France.
AP Photo/ Masha Macpherson
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TV5MONDE : Comment fonctionne l’application StopCovid et à quoi sert-elle ?

Benjamin Bayart : Stopcovid est une application qui sert à détecter les personnes qui ont été en contact avec vous durant les derniers jours. Ainsi, si l’on vous diagnostique positif au Covid-19, on peut essayer de retrouver les personnes qui se sont trouvées à un moment donné à côté de vous, pour les informer et leur conseiller d’aller passer le test. Mais ce n’est pas vraiment nécessaire, car généralement les gens qui se trouvent à côté de vous, vous les connaissez : famille, voisins, collègues de travail.. ce sont des gens que vous avez l’habitude de fréquenter.

Donc, je dirais que c’est utile pour quelques cas relativement rares. Les personnes que vous avez croisées dans le bus, dans le métro ou au supermarché et qui n’étaient pas masquées.

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TV5MONDE :  Selon vous, est-ce un outil vraiment fiable ?

Benjamin Bayart : Non, ce n’est pas un outil fiable et pour de multiples raisons. En fait, l’application ne s’appuie pas du tout sur de la géolocalisation, mais sur du Bluetooth comme pour se connecter à des hauts parleurs sans fil.

Toute la question est de savoir à quelle distance vous vous trouvez. C’est déterminé par la puissance à laquelle le Bluetooth capte, ce qui est quelque chose d’extrêmement aléatoire. Par exemple, au travail, il y a une cloison en plaques de plâtre entre mes collègues et mon bureau… Eh bien l’application va dire qu’on est côte à côte. Si le Bluetooth ne passe pas bien, ce que va détecter l’application est assez aléatoire.
 

TV5MONDE : Qui est à l’origine de cette application et est-elle obligatoire ? 

Benjamin Bayart : L’histoire de la conception de ces applications est très particulière. Il y a des applications comme cela qui ont été mises au point dans toute l’Europe, de manière finalement coordonnée et indépendamment des autorités. C’est-à-dire qu’il y a des groupes d’ingénieurs qui se sont coordonnés dans toute l’Europe sur deux ou trois plateformes, puis ils se sont regroupés pour essayer de définir quelles seraient les normes de développement de ces applications. C’est ainsi qu’une bonne partie des solutions techniques a émergé.

La version qu’on utilise en France est la suivante : "C’est un projet qui a été piloté par le gouvernement et réalisé par quelques grands groupes industriels français mais qui s’appuie sur des discussions qui ont eu lieu début mars".

Enfin, StopCovid n’est pas une application obligatoire du tout. Pour le moment, on n'est pas obligé de l’avoir et le fait de l’avoir n’ouvre aucun droit. C’est l’un des risques d’ailleurs.

A Singapour par exemple, pour avoir le droit de prendre le métro on est obligé d’avoir l’application. Donc si vous voulez travailler, vous êtes obligé d’avoir l’application.
 

TV5MONDE :  Ce concept de traçage des malades du Covid-19 est dénoncé par les défenseurs de la vie privée et des libertés publiques. Pourquoi ? Quels sont les problèmes que cela peut poser ? Y-a-t-il un risque de piratage de nos données ?

Benjamin Bayart : Il y a un problème principal : c’est un logiciel qui fait la surveillance de son utilisateur. C’est un logiciel qui vous surveille pour savoir avec qui vous êtes en contact pour permettre de retracer ces contacts. C’est une forme de surveillance. 

La surveillance ce n’est pas forcément « écouter vos conversations et espionner ce que vous faites chez vous", la surveillance c’est beaucoup plus vaste que cela. Détecter qui vous avez croisé à tel moment est une forme de surveillance.

En fait, cette application représente un danger structurel dans notre société qui est le fait d’avoir des outils informatiques, automatiques, qui vous surveillent en permanence. Il en existe déjà, il y en a de plus de plus. C’est dangereux, c’est malsain. Cela modifie les comportements des gens de manière extrêmement pernicieuse car c’est presque indétectable jusqu’au moment où ça devient très encombrant. 

Par exemple, si des policiers contrôlent systématiquement toutes les voitures qui passent devant eux et que vous savez qu’ils sont toujours au même endroit dans la ville, vous vous débrouillerez pour passer ailleurs. C’est l’exemple type de l’effet d’une surveillance. Si vous savez que la surveillance est là, vous modifiez votre comportement. 

Cette application en question est typiquement un pas dans la mauvaise direction. C’est quelque chose de malsain. Pour le moment elle n’est pas mal utilisée mais elle pourrait l’être. C’est un outil de surveillance qui est conçu par le gouvernement, avec certainement de bonnes intentions, mais  fondamentalement, c’est malsain. 

Pour moi, c’est encore un cas où on utilise les outils comme moyen pour surveiller les gens et non pas comme moyen pour leur donner des capacités pour leur permettre des choses. C’est très embêtant, c’est un problème structurel de nos sociétés. A chaque fois que l’on croise une innovation technique, on a envie de s’en servir pour surveiller les gens. C’est le signe d’une société qui va très mal et qui est en train de devenir totalement paranoïaque.

Le problème n’est pas d’utiliser ou non cette application, il faudrait juste qu’elle n’existe pas. C’est le signe d’une société complètement malade.

TV5MONDE : StopCovid peut-elle nous géolocaliser ? 

Benjamin Bayart : Il n’y a pas de géolocalisation avec cette application. Elle ne dit pas où vous êtes et avec qui vous vous trouvez. On sait juste qui vous allez croiser. Ça ne touche pas votre carnet d’adresses. Il y a bien un identifiant unique qui pourrait être associé à votre nom mais il n’y a pas votre nom en direct. Au niveau des données personnelles, cela vous surveille en permanence mais cela ne touche pas à vos conversations et à votre carnet d’adresses.

Cela utilise des données personnelles, comme savoir à côté de qui vous êtes et ce n’est pas anodin. Le seul qui sait en permanence ce que vous faites avec votre téléphone, où vous êtes, c’est votre opérateur.
 

TV5MONDE : Quels sont les autres pays qui utilisent ce concept de traçage de la population ?

Benjamin Bayart : Il y a énormément de pays qui travaillent sur ce concept. Il y a des pays qui s’appuient sur la géolocalisation, sur l’emplacement physique où vous êtes, ce qui est extrêmement invasif comme surveillance parce que cela signifie que ces pays là savent à tout instant où se trouvent chacun de leurs citoyens. C’est typiquement le cas de la Chine.

De leur côté, tous les pays d’Europe utilisent des technologies comme le Bluetooth parce qu’il permet justement de ne pas faire de géolocalisation. Dans certains pays, c’est sur la base du volontariat mais qui est devenu plus ou moins obligatoire avec une pression sociale plus ou moins forte pour l’installer.
 

La réponse de Cédric O, le secrétaire d’Etat au Numérique, aux détracteurs de StopCovid :

"L'application que nous développons en lien avec les Allemands et les Suisses est totalement respectueuse de nos valeurs, nos lois, de la vie privée, et elle ne donne aucune donnée.  L'installation sera volontaire, les données stockées temporairement, et l'anonymat total. Pas même l'Etat ne pourra retracer les personnes contaminées. "
(Grand Journal du soir d'Europe 1  le 11/04)

"Cette application sera "volontaire, anonyme, transparente et temporaire". L'État n'a accès à aucune donnée identifiante et il n'y aura pas de géolocalisation. L'installation de l'application doit relever totalement du libre consentement. Dans l'arbitrage entre contrainte sanitaire et libertés individuelles, nous avons poussé à fond vers les libertés individuelles ».
(JDD du 26/04)

Le 27 mai, Cédric O souhaitait "rassurer" les parlementaires sur StopCovid :