Fil d'Ariane
La Suisse le pays du bonheur ? Pas pour les enfants qui, jusqu’en 1981, ont été placés, parfois de force, dans des familles de paysans, des institutions, des maisons de redressement et des… prisons. Des lieux où ils ont été exploités, humiliés, maltraités, voire abusés sexuellement et peut-être même pire encore. D'après les historiens, ils seraient 100 000, entre la fin du XIXe et les années 1980, a avoir connu ce sort. Aujourd'hui, 20 000 d'entre eux seraient toujours en vie.
C’est sur ce douloureux passé que reviennent la réalisatrice, Andrea Sautereau et la journaliste Géraldine Genetti. Dans leur reportage "Enfants placés, les dossiers de la honte", diffusé le 23 avril 2015, elles mettent en lumière le parcours de Jean-Louis, Clément ou Alain. Des "gamins de l’Etat" qui veulent comprendre pourquoi on leur a "volé leur enfance" et réclament leurs archives. Depuis peu, ils y ont accès. Mais le chemin fut long.
"Vous n’êtes en rien coupables de ce que vous avez subi. Il est donc grand temps que nous fassions une chose qui, jusqu’à présent, vous a toujours été refusé (...) Au nom du gouvernement suisse, sincèrement, et du fond du cœur, je vous demande pardon pour les souffrances qui vous ont été infligées." C’est avec ces mots que le 11 avril 2013 la conseillère fédérale de la Justice d’alors, Simonetta Sommaruga, brise le silence. Après des années de déni, l’Etat reconnaît enfin le calvaire de ces enfants.
"Le fait que le gouvernement s’excuse auprès de son peuple, n’arrive pas tous les jours. En Suisse, ça a marqué les esprits", souligne Géraldine Genetti. Mais comme dans l'affaire des 800 cadavres de bébés irlandais, des enfants déplacés de la Réunion ou encore de ceux de la génération volée en Australie, la prise de conscience fut lente. Ces anciens enfants, longtemps confinés au silence, et dont une grande partie est décédée, ont dû se battre pour faire connaître et reconnaître leur cause.
Dans les années 1990, les langues se délient. Des associations se créent. Ils sont de plus en plus nombreux à témoigner et manifester pour que leurs voix soient entendues. Puis dans les années 2000 vient le temps de la médiatisation. Et finalement "ça prend". Le discours devient audible dans la société suisse.
L'histoire est terrible. Durant un siècle, les trois quart des enfants placés auraient, d'après les historiens, été victimes de sévisses et de malnutrition. Des orphelins, des enfants abandonnés, mais aussi de nombreux enfants arrachés à leur famille jugée inapte car trop pauvre, trop en marge de la société (minorité ethnique yéviche, prostituées, alcooliques...) ou ne répondant pas aux normes bien pensantes et conservatrices de la société de l'époque : couples divorcés, mères célibataire, filles-mères...
Pour les interviewés faisant parti des 20 000 "survivants", cette reconnaissance de l'Etat était indispensable pour faire le deuil d'une enfance brisée et pour ne pas "verser dans la folie". C'était même leur priorité. "J'ai l'image de moi comme un menteur. J'ai dénoncé (ces viols, ndlr) mais on m'a dit je ne sais combien de fois menteur menteur, menteur...", enrage Jean-Louis. On finit par se demander si on est fou, si on a pas inventé tout ça. Aussi, la reconnaissance des autres "valide ces sentiments et ces souffrances qu'ils ont toujours ressentis", explique la journaliste.
Mais Simonetta Sommaruga, désormais présidente de la Confédération, ne s'est pas contentée d'une simple déclaration. En 2013, elle installe une table ronde qui propose trois volets d'action : la création d'un fonds d'urgence (qui devrait prochainement être remplacé par un fonds de solidarité - voir encadré), la mise en place d'une recherche historique sur le plan national et l'accès des victimes à leur dossier, souvent secret. Une requête de longue date.
Via son association, Clément aide toutes celles et ceux qui, comme lui, veulent comprendre le passé et pourquoi ils ont été placés... au risque de réactiver de douloureux souvenirs. Mais tout n'est pas simple. Si certains parviennent à obtenir des réponses dans des dossiers éparpillés en divers lieux (archives des institutions, de la commune etc.) et parfois même, comme Clément, font des découvertes... inattendues, il arrive souvent que des documents manquent ou soient détruits. "Dans certains endroits, dès que l’enfant avait atteint sa majorité, son dossier était brûlé", précise la journaliste. Le motif avancé ? La protection de... l’enfant.
Bien évidemment dans les archives étatiques ou cantonales, nulle mention de violences ou de mauvais traitements. Néanmoins, témoigne Géraldine Genetti"en lisant certains procès verbaux, on voit bien qu'il y a un total désintérêt de l'administration à l'égard du bien-être de l'enfant".
Et pour ces anciens, c'est déjà beaucoup. Mais Jean-Louis, lui, veut des preuves "écrites noir sur blanc", par l'institution qui l'a fait souffrir : l'institut Marini, un ancien pensionnat catholique. Après un long combat, il les obtiendra. Une lettre "changera sa vie". Celle de l'évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, Mgr Charles Morerod. Dans le reportage, le témoignage de cet homme d'église est fort. Il y dénonce sans aucun détour les agissements d'un "groupe de sadiques, pervers et pédophiles". Une première en Suisse.
Il va même plus loin. Puisque, depuis, il a ouvert toutes les archives de l'évêché où, étonnement, beaucoup de comportements maltraitants étaient consignés.
"Cette classe sociale inquiétait les milieux bourgeois, il fallait la briser pour éviter qu’elle ne se soulève". Mais, au même moment, dans les années 1920, des sociétés philanthropiques sont apparues développant l’idée "qu’il valait mieux retirer les enfants à leurs parents pour essayer de, quand même, en faire de bon citoyens", ajoute la journaliste. Ainsi, tout en prétendant les aider, ils les mettaient à l'écart... Tout en voulant les remettre sur le droit chemin, ils les punissaient.
A cette période, l’agriculture étant très développée dans l’ensemble de la Confédération helvétique, de nombreux enfants ont été placés dans des familles de paysans jugées "vertueuses". En réalité, bien souvent, ces "gamins de l'Etat"
représentaient pour eux une main d'oeuvre gratuite, corvéable à merci et susceptible de leur apporter un peu d’argent (pour nourrir et loger ces enfants, l’Etat ou la commune leur versait une indemnité). A l'époque, on trouvait normal de maltraiter ces enfants et la pauvreté était perçue comme une tare à corriger par le travail. "Pour eux, nous étions une machine à pognon", conclut Alain.
Quant à l'Etat, il ne s’est pas intéressé à leur sort. En n'effectuant pas ou peu de surveillance, il a préféré fermer les yeux... Et, pendant longtemps, n’a pas souhaité rouvrir ce sombre dossier. Aujourd’hui, si Alain, Clément et Jean-Louis peuvent enfin tourner la page, la Suisse, elle, entre à peine dans un long processus de devoir de mémoire.
L'intégralité du reportage "Enfants placés, les dossiers de la honte", à voir sur le site de la RTS
En 2005, déjà, l'émission Temps présent avait recueilli les témoignages de ces "enfances brisées", à revoir sur le site de la RTS.
En 2013, une aide immédiate, qui court jusqu’au 30 juin 2015, à été mise en place. Elle s’adresse prioritairement aux anciens enfants vivant dans la précarité et qui ont été "péjorés" (c’est à dire, qui n’ont pas pu suivre les formations qu’ils auraient pu suivre s’ils avaient eu des conditions de vie normale).
Parallèlement à cela, une initiative populaire a été lancée en vue de la création d’un fonds de solidarité, doté de 500 millions de francs suisses. Le gouvernement est acquis à l’idée d’une réparation financière mais propose un contre-projet de 300 millions de francs.