Fil d'Ariane
Il avait fait très chaud en juillet, un record, disait-on. Les puces de canard infestaient les lacs. On avait rassemblé les personnes âgées dans des salles municipales climatisées pour les rafraîchir et les fournir en boissons. Sous la canicule, la Suisse se dispensait d’avoir à toujours mériter le prix d’excellence, elle était lamentable comme les autres, écrasée comme la France, exténuée comme l’Italie, dépendante d’un moindre courant d’air frais comme l’Espagne ou le Portugal. Etre européenne, ce juillet-là, avait été une plaie. Tandis que l’Angleterre, qui ne l’était pas, avait eu de la pluie. Refaire une association de libre-échange avec elle pouvait être une option.
Parce qu’à vrai dire, les options, en ce 1er août 2015, étaient ce qui manquait le plus.
Les confédérés avaient passé les six premiers mois de l’année à ressasser le passé (heureusement qu’il y a le passé quand le futur est incertain). Ils avaient reparlé de Marignan 1515, doutant désormais que la défaite italienne, reconvertie en une retraite glorieuse grâce à un arrangement avec François 1er, eût réellement fondé la neutralité. Les débats avaient esquissé un léger empiétement de la science historique sur la toute-puissance du mythe.
Ils avaient célébré le deux centième anniversaire du congrès de Vienne (1815) et de ce qu’il en était résulté: un pays, plus grand, un peu plus uni, multilingue, reconnu internationalement quoique dépendant. Les nouveaux cantons rattachés à ce moment-là à la Confédération avaient fait assaut d’helvétisme par toutes sortes de manifestations, de discours et de brochures afin de bien marquer qu’ils ne regrettaient rien, l’union avait été le bon choix. Le temps ayant passé, ils osaient avouer que oui, l’indépendance avait été envisagée, surtout à Genève et dans le Valais, mais la raison avait triomphé des passions locales. Et même si au début certains cantons de la vieille Confédération avaient voté contre l’entrée des nouveaux parce que les critères d’adhésion – langue, religion, discipline budgétaire – n’étaient pas entièrement réunis, ils avaient fini par tolérer l’existence à leur côté de cultures et de mœurs différentes. En deux cents ans, il n’y avait eu aucun cas d’exit. Même dans les moments difficiles, le principe d’union l’avait emporté sur les désaccords.
L’année 2015 avait d’ailleurs démontré qu’une union d’Etats engagée dans la durée recherchait instinctivement les modalités de sa perpétuation plutôt que des motifs frivoles pour sa désintégration. Dans la gravité des crises, les préférences majoritaires allaient au maintien des liens, sinon à leur développement. La séparation figurait aux plans B, jamais aux plans A.
En 2015, les Suisses observaient les affaires de l’Union européenne en rentiers prudents, les yeux rivés sur le taux de change entre le franc et l’euro. En juillet, il manquait des vacanciers dans les draps des hôtels alpestres. La faute au franc fort, qui créditait l’union des Suisses de vertus supérieures à celles des Européens. C’était cher, comme crédit. Il était difficile de faire comprendre à un touriste migraineux dans une pharmacie que le prix élevé du cachet d’aspirine incluait une cotisation non négligeable à la «fabrique suisse», merveille nationale toute de démocratie cousue et bien trop délicate pour être mêlée au tout-venant européen. Les touristes ne comprenaient donc pas. Les autres clients non plus. Et aux frontières du pays, là où trois kilomètres de voiture suffisaient à couper en deux le prix de la pâte dentifrice et de la plaque de beurre, même les Suisses se fatiguaient à payer leur dû à l’exception nationale et s’enfuyaient dans les supermarchés «de l’autre côté».
Le franc fort mesurait en 2015 l’orgueilleuse distance que la Confédération mettait avec l’environnement dont elle était dépendante. Combien de temps encore durerait sa réserve d’orgueil? Les exportateurs se posaient la question. Cette espèce particulière de Suisses qui se caractérisaient par leur accoutumance aux écosystèmes étrangers avait encore une autre raison de se faire du souci: un vote accidentel l’année précédente avait remis en cause le principe de la libre circulation des personnes, menaçant à la fois leur capacité d’embauche et leur accès au marché européen. Continuer à investir, dans ces conditions? Avec quels risques?
Le gouvernement tardait à fournir les réponses. A sept, les conseillers fédéraux s’efforçaient de s’entendre sur un diagnostic commun: y avait-il crise? Une bonhomie semblait les habiter, dont il était difficile de deviner si elle relevait de la posture, en année électorale, du sang froid par métier ou de la suffisance par aveuglement. Les Suisses s’énervaient à essayer de deviner. Eux-mêmes étaient divisés. Beaucoup appuyaient sur les réussites passées une solide confiance en leur poursuite continue, comme si une essence helvétique en assurait la reproduction. Des minorités cependant, sensibles au changement des circonstances internationales dont dépend la prospérité, réclamaient de l’action, des options, une feuille de route, une place pour le pays dans la géographie des rôles et des pouvoirs internationaux.
Elles ne pesaient guère car, en 2015, la Souveraineté avait rempli l’espace mental des Suisses occupé autrefois par la religion. Protectrices d’un entre-soi menacé par la plasticité du monde, la Souveraineté et sa comparse l’Indépendance fournissaient les arguments contre les associations ou communautés extérieures contraignantes. A elles deux, elles inspiraient tout un jargon sur la frontière, les étrangers, les immigrés, les Européens, qui permettait de se redéfinir comme groupe national avec toutes les apparences de l’authenticité. En année électorale, elles imposaient le silence aux muses de la pensée et de l’action. Toute conception d’un dessein pour l’avenir passait pour trahison d’un passé et d’un présent triomphants sous leurs auspices. Dans le tourbillon accéléré du monde qui faisait bouger toutes les lignes, elles ramenaient la complexité aux évidences simples de l’appartenance exclusive.
Les dieux ont été inventés pour procurer du soulagement collectif. En allumant leurs feux, le 1er août 2015, les Suisses suppliaient la Souveraineté et l’Indépendance de les abriter contre les ingérences de leurs voisins coalisés. C’était à vrai dire une prière un peu désespérée. Le franc ne donnait aucun signe en leur faveur. Et les canaris, dans la mine, s’agitaient bizarrement.
A lire sur le site de nos partenaires du journal Le Temps