Suisse : la tortueuse question de la réexportation des armes

Farouchement attachée à sa neutralité, la Suisse refuse, pour l'heure, catégoriquement la réexportation des armes de fabrication helvétique. Or, cette disposition ne figure pas au tableau des obligations étatiques en matière de neutralité. Le 7 juin dernier, le Conseil des États suisses a, pour la première fois, donné son feu vert pour un assouplissement de la loi fédérale.

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Un char de combat antiaérien "Gepard 1A2" tire lors d'un exercice de combat sur le terrain d'entraînement militaire de Bergen, en Basse-Saxe, le lundi 15 juin 2009.

Un char de combat antiaérien Gepard 1A2 lors d'un exercice de combat sur le terrain d'entraînement militaire de Bergen, en Basse-Saxe, en Allemagne, le 15 juin 2009.

Joerg Sarbach (AP)
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Un oui au forceps mais inédit d’un point de vue symbolique. Par 24 voix pour, 17 contre et 4 abstentions, le Conseil des États suisses, la chambre haute, s’est prononcé, mercredi 7 juin, en faveur d’une modification de la loi sur le matériel de guerre.

Cet ajustement législatif vise à autoriser la réexportation des armes produites par la Suisse et vendues à des pays tiers. Le dossier a été poussé sur la table des discussions helvétiques depuis février 2023 sous la pression de ses voisins européens.

Au printemps 2022, l’Allemagne essuie un premier refus, tout comme le Danemark et l’Espagne par la suite. Berlin escompte alors l’accord de Berne pour l’envoi de quelque 12.400 munitions de 35 mm de fabrication helvétique pour ses chars anti-aériens Gepard livrés à l’Ukraine. 

Ce premier pas vers un assouplissement de la législation suisse est toutefois loin d’entériner une application prochaine. Le texte doit désormais être avalisé par le Conseil national, la Chambre basse. Celui-là même qui, le 25 mai, a refusé la « lex Ukraine », une initiative similaire à celle approuvée par la chambre haute. 

Cette loi ne dérive pas du droit de la neutralité.

Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et de la résilience au Centre de Politique de Sécurité (GCSP) de Genève.

Loi fédérale

En toile de fond de ce débat, ressurgit la très sensible thématique de la neutralité. Largement soutenue dans le pays, elle confère à « l’identité suisse », au même titre que le fédéralisme ou la démocratie directe. C'est ce qu'explique Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et de la résilience au Centre de Politique de Sécurité (GCSP) de Genève.

« La neutralité suisse a deux fonctions. Celle d’être un instrument de politique de sécurité qui devrait s’adapter en fonction de l’environnement international. Et une fonction identitaire. Cette dernière a pris le pas sur la première dans l’opinion publique. » 

Car les contempteurs de cette révision de la loi, à l’instar des conservateurs de l’Union démocratique du centre (UDC) et des Verts, l’associent au principe de neutralité, bien qu’il n’en soit rien.

La question de la réexportation des armes ne relève pas des conventions de La Haye de 1907 qui définissent le droit des États neutres en temps de guerre. Cette disposition participe de la loi fédérale qui outrepasse  les obligations étatiques de la Suisse sur le plan international.

« Le droit international de la neutralité interdit interdit l’exportation étatique d’armes vers des Etats qui sont en guerre interétatiques. L’exportation par des entreprises privées est autorisée si le principe d’égalité de traitement est respectée. Le législateur suisse est allé au-delà du droit de la neutralité en interdisant le commerce des entreprises privées suisses avec des belligérants et en adoptant une clause de non exportation des armes livrées à un pays tiers qui livrerait lui-même à un belligérant, détaille le chercheur.

Cette loi sur l’exportation et la réexportation du matériel de guerre ne dérive pas directement du droit de la neutralité. »

Le droit de la neutralité suisse

La neutralité de la Suisse a été reconnue par le traité de Paris en 1815. En 1907, les conventions de La Haye définissent le droit des pays neutres en cas de guerre. Ces derniers ont notamment interdiction de prendre parti entre les belligérants d’un conflit, ne peuvent délivrer des armes à aucun belligérant directement et ne peuvent rejoindre aucune alliance militaire. En revanche, les entreprises privées d’un pays sont autorisées à commercer avec les belligérants si « le principe d’égalité de traitement entre belligérants est appliqué, à savoir commercer autant avec l’un qu’avec l’autre », souligne Jean-Marc Rickli.

Durant la Guerre Froide, la Suisse adopte une neutralité stricte. Elle ne rejoindra les Nations unies (ONU) qu’en 2002, bien que le siège européen de l’organisation soit basé à Genève. En 1990, la guerre du Golfe viendra quelque peu changer la donne. Lorsque l’Irak envahit le Koweït, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte une résolution sous le chapitre VII de la Charte des Nations unies, autorisant l’utilisation de la force pour rétablir la paix. « Durant cette opération, la Suisse va appliquer son droit de neutralité. La Suisse va refuser les droits de transit des avions de la coalition, rappelle Jean-Marc Rickli. Cette application de la neutralité qui reposait sur l’interprétation du temps de la Guerre froide fut perçu comme anachronique et de facto soutenant l’Iraq par la communauté international. Cela a mené à une prise de conscience du gouvernement suisse qu’il fallait réviser le droit de la neutralité. En 1993, un rapport sur la neutralité qui fait encore foi actuellement va redéfinir la pratique de neutralité suisse. Cette nouvelle interprétation rend notamment le droit de la neutralité dépendant du droit international qui dérive de la Charte des Nations unies. Concrètement, cela signifie que si Conseil de sécurité de l’ONU décide, sous chapitre VII, de lancer une opération militaire, le droit de la neutralité ne s’applique pas. »

Depuis lors, le droit de la neutralité s’applique uniquement au cas des conflits interétatiques dans lequel l’ONU ne peut pas agir. « Ce qui est le cas en Ukraine. Du fait de son appartenance au Conseil de sécurité, la Russie a mis son véto à toutes les résolutions. »

Image écornée

Depuis l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, la confédération helvétique a adopté l’ensemble des sanctions européennes prises à l’encontre de la Russie. Cette position  ne viole en aucun cas le droit à la neutralité puisque celui-ci ne fait aucune mention des sanctions, seulement de la livraison du matériel de guerre par l’État. 

Ce nouveau projet attenant à la réexportation des armes recouvre plusieurs conditions. La clause helvétique serait rendue caduque cinq ans après l’achat du matériel par un pays tiers, jugé fiable par Berne.

24 pays concernés

Selon le site d’information suisse, Le Matin, 24 pays seraient jugés fiables par la Suisse en cas d’un assouplissement de la loi sur la réexportation des armes. La plupart sont situés en Europe parmi lesquels, l’Allemagne, la Belgique, la France, le Luxembourg, l’Espagne ou le Royaume-Uni. Le Canada et les États-Unis figurent également dans la liste.  

Ensuite, elle s’appliquerait dans le cas du droit à la légitime défense d’un État attaqué ou envahi. Enfin, l’agression serait dénoncée soit par le Conseil de Sécurité des Nations unies, dont est membre la Russie, soit par les deux tiers de l’Assemblée générale des Nations unies. 

La débâcle du Crédit Suisse et ce refus de la réexportation des armes a des répercussions réputationnelles et économiques.

Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et de la résilience au Centre de Politique de Sécurité (GCSP) de Genève.

« Répercussions réputationnelles »

Berne finira-t-elle par lâcher du lest ? Jean-Marc Rickli avance plusieurs raisons quant aux échanges en cours sur un possible feu vert des réexportations. Parmi celles-ci, les bénéfices perçus par l’industrie de l’armement et l’image écornée de la Suisse à l’international. « La Suisse dispose d’une industrie de défense même si elle n’est pas très importante. Et puis il y a eu la débâcle du Crédit Suisse. Cette affaire associée à ce refus de la réexportation des armes a des répercussions réputationnelles et économiques. La Suisse a toujours été perçue comme un pays stable et de confiance mais ces affaires ont un impact important sur la réputation de la Suisse à l’international. Certains milieux suisses, notamment le secteur économique, commencent à prendre la mesure de cet état de fait et seraient en faveur d’une adaptation de la législation sur les armes. »

Ce jeudi 15 juin, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky doit s’adresser, via une allocution vidéo, aux parlementaires suisses. A l’heure où la contre-offensive de Kiev a débuté et pourrait prendre une tournure décisive, le dirigeant fera sans doute mention du sujet.

Quant à convaincre son audience, rien n'est moins sûr. « Pour être pragmatique, disons que les Suisses n’apprécient pas qu’on dicte leur conduite, pointe Jean-Marc Rickli. Compte tenu du large spectre d’opinions politiques sur la neutralité dans le pays et des intérêts divergents des différents partis politques, le chemin promet d'être tortueux. »

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