Fil d'Ariane
Dans le dossier européen, la mère des batailles – soit un vote sur l’accord institutionnel avec l’Union européenne (UE) – n’est pas encore pour demain. Pourtant, le scrutin du 27 septembre prochain sur la nouvelle initiative de l’UDC relative à l’immigration constitue un premier test crucial concernant l’avenir de la voie bilatérale préconisée par le Conseil fédéral. Présentation des enjeux en six questions.
La Suisse et l’UE ont signé en 1999 un accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), que le peuple a entériné un an plus tard à une majorité de 67%. Cet accord, avec six autres, marque le début de la «voie bilatérale», soit un statut «taillé sur mesure» que Bruxelles a accordé à la Suisse dans l’espoir qu’elle adhère un jour à l’UE.
L’ALCP offre aux Suisses et aux Européens un libre accès à leur marché du travail respectif. Entré en vigueur par étapes, il a supprimé le régime des contingents et le statut de saisonnier. Les deux parties y trouvent leur intérêt : si 1,4 million d’Européens résident en Suisse, il ne faut pas oublier les 470 000 Suisses qui habitent dans un pays de l’UE.
L’UDC, appuyée dans son combat par l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN), souhaite que la Suisse retrouve sa pleine souveraineté en matière d’immigration. C’est la raison pour laquelle elle a lancé une initiative «pour une immigration modérée», dite «de limitation». Elle donne un an au Conseil fédéral pour négocier la fin de l’accord avec l’UE. Si celui-ci n’y parvient pas, il doit le résilier dans les trente jours.
Cette attaque frontale sur la libre circulation des personnes fait suite au «scandale» – selon l’UDC – de la mise en application par le parlement de son «initiative contre l’immigration de masse», approuvée par le peuple en février 2014. Alors que celle-ci réclamait le retour des contingents, le législatif a renoncé à une telle mesure violant clairement le droit européen. Il a opté pour une «préférence nationale» favorisant l’embauche de la main-d’œuvre résidant en Suisse.
A ce propos, la controverse est vive. L’UDC n’a cessé de railler le Conseil fédéral, qui avait prédit que cet accord n’engendrerait qu’un afflux supplémentaire d’environ 10 000 personnes par an. En période de bonne conjoncture économique – dans les années 2013 et 2014 –, le solde migratoire s’est pourtant élevé à 80 000 personnes, dont 60 000 en provenance de l’UE.
Aujourd’hui, la situation est fort différente: l’immigration européenne a presque reculé de moitié pour se chiffrer à 32 000 personnes en 2019. Pour le Conseil fédéral et l’association faîtière Economiesuisse, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Pilier de la voie bilatérale, l’ALCP est une «histoire couronnée de succès». La Suisse a gagné un million d’emplois depuis la signature des accords bilatéraux. Le taux de chômage, inférieur à 2% en 2019 avant de remonter quelque peu depuis la crise du coronavirus, reste bas. De même, le taux d’activité en Suisse est le plus élevé d’Europe après celui de l’Islande. Quant au salaire annuel brut moyen, il demeure deux fois plus élevé en Suisse: 72 000 euros, contre 34 000 dans l’UE, selon Eurostat.
Dans son récent rapport de l’Observatoire sur la libre circulation des personnes, le Secrétariat à l’économie (Seco) confirme que la main-d’œuvre européenne a musclé l’économie suisse sans prendre leur travail aux Suisses. Mais l’UDC a aussi décelé dans ce rapport des chiffres parlant en faveur de son initiative. Le chômage est plus élevé en Suisse romande et au Tessin, là justement où l’immigration est la plus forte. Selon son vice-président, Marco Chiesa, «moins de 20% des immigrés occupent des emplois dans des professions qui connaissent une pénurie de main-d’œuvre». Dans leur discours, les initiants ratissent large: au-delà de la pression que la concurrence étrangère fait peser sur la main-d’œuvre helvétique, notamment âgée, ils craignent une Suisse à 10 millions d’habitants débouchant sur une baisse sensible de la qualité de vie.
«Ce serait un Brexit suisse», a prévenu la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP). Autrement dit: la mort de l’accord institutionnel (voir question 6) ébauché avec Bruxelles. L’ALCP fait partie du premier paquet des bilatérales, dont les sept accords sont liés entre eux par une clause guillotine. Dans les six mois, ces accords deviennent automatiquement caducs. «Les relations entre la Suisse et l’UE sont comme un tricot. Si on tire une maille, tout le reste se défait», fait remarquer Economiesuisse. Ne sachant pas de quoi l’avenir des relations avec l’Europe sera fait, les investisseurs pourraient fuir la Suisse.
Après le oui à l’initiative «contre l’immigration de masse» en 2014, l’UE a rejeté toute négociation sur la libre circulation des personnes. Karin Keller-Sutter ne se fait donc aucune illusion: «Nous n’avons aucune marge de manœuvre», a-t-elle souligné à plusieurs reprises.
C’est Bruxelles qui a tenu à ce que l’ALCP soit lié aux six autres accords bilatéraux du premier paquet par cette clause. Ceux-ci concernent les obstacles techniques au commerce, la recherche, les marchés publics, les transports terrestres et aériens, de même que l’agriculture.
L’UE est le principal partenaire de la Suisse, qui y écoule 52% de ses exportations, insistent les partisans du non. Quant aux initiants, ils ne redoutent pas que l’UE active la clause guillotine. L’ASIN, qui a tiré le bilan de ces accords, leur décerne une très mauvaise note – 3 sur 6 – quant à leur utilité pour la Suisse. Le journaliste et essayiste romand François Schaller fait la même analyse: «Ce ne serait pas une catastrophe pour la Suisse, qui pourrait renégocier ces accords. Pour la recherche et la reconnaissance mutuelle des normes techniques, l’UE a conclu avec des pays tiers des accords sans qu’ils soient liés à la libre circulation des personnes.»
Depuis une bonne dizaine d’années, l’UE réclame un toit institutionnel pour chapeauter les quelque 120 accords bilatéraux conclus avec la Suisse, et surtout pour régler les questions qui fâchent. Un projet d’accord est sur la table depuis décembre 2018, mais le Conseil fédéral a jusqu’ici renoncé à le signer. Il a préféré écarter d’abord l’obstacle de l’initiative de l’UDC.
Si celle-ci est repoussée, tout dépendra de l’ampleur du non, analyse Cenni Najy, le vice-président du laboratoire d’idées Foraus. «Un résultat serré comporte le risque que le Conseil fédéral l’interprète comme un coup de semonce incitant à la prudence. En revanche, un non plus massif, de l’ordre de 60%, conférerait une plus grande marge de manœuvre au gouvernement dans sa tentative de parvenir à conclure l’accord. »
L'article original a été publié dans le cadre d'un accord de partenariat avec Le Temps.