Fil d'Ariane
Depuis de longs mois, la neutralité helvétique fait grincer des dents. Partenaires et médias occidentaux s'agacent de la politique inflexible de Berne concernant la réexportation de ses armes vers l'Ukraine. Dernier exemple en date, les systèmes de défense aérienne Rapier, vendus à la Suisse par le Royaume-Uni dans les années 80.
Dans son article, la NZZ am Sonntag rappelle que d'après une ordonnance du Conseil fédéral du 10 mars 2006 concernant le matériel de guerre obsolète, la Suisse aurait pu autoriser ces armes à la revente vers le Royaume-Uni, sans que le régime strict des exportations ne s'applique.
"Le matériel de guerre excédentaire sera prioritairement revendu au pays d'origine ou remis à celui-ci à titre gratuit et sans restriction", peut-on en effet lire dans le message du Conseil fédéral de l'époque.
D'après le quotidien alémanique, Berne aurait donc préféré ordonner le démantèlement de ces armes, plutôt que de les proposer légalement à la revente au Royaume-Uni.
L'information a été très vite relayée dans les médias: "La Suisse va démanteler des missiles au lieu de les envoyer en Ukraine", titre le journal ukrainien The Kyiv Independent. "La Suisse détruit des batteries antiaériennes qui auraient pu servir à l'Ukraine", renchérit Le Monde. "Jusqu'où l'obstination helvétique à ne pas aider 'militairement' Kiev, même de manière indirecte, ira-t-elle?", peut-on encore lire dans les colonnes du grand quotidien français.
Sur les réseaux sociaux également, les interrogations et les critiques se succèdent. "La Suisse décide de détruire 60 systèmes de défense aérienne Rapier de fabrication britannique plutôt que de les autoriser à être utilisés pour défendre des villes et des centrales électriques ukrainiennes", commente sur Twitter Yaroslav Trofimov, correspondant en chef pour les affaires étrangères au Wall Street Journal.Switzerland decides to destroy 60 British-made Rapier air-defense systems rather than allow them to be used to defend Ukrainian cities and power stations. https://t.co/EfSh5sIvNu
— Yaroslav Trofimov (@yarotrof) March 12, 2023
Rapier surface to air missiles are reportedly being dismantled by Switzerland
— Samuel Ramani (@SamRamani2) March 12, 2023
Ukraine could have used these missiles to shoot down low flying targets but Swiss neutrality wins out
Une conclusion qui ne prend pourtant pas en compte d'autres éléments, comme la capacité opérationnelle très limitée de ces systèmes antiaériens.
Dans l'article de la NZZ am Sonntag, l'ancien rédacteur en chef de la Revue militaire suisse Peter Schneider juge que les Rapiers, "bien que vieux", ne sont pas pour autant "complètement dépassés". Et d'expliquer que de tels systèmes pourraient toujours être utilisés pour abattre des drones, voire des hélicoptères ou des avions de chasse.
Journaliste spécialisé dans l'aéronautique civil et militaire, Pascal Kümmerling rappelle quant à lui que la dernière mise à jour logicielle du système date de 2015, le rendant en grande partie obsolète, et qu'il n'existe plus de pièces détachées neuves, le Royaume-Uni ayant arrêté d'en produire.
Le sytème Rapier n’a plus de pièces détachées neuves et il n’existe plus de mise à jour logiciel depuis 2015 ce qui rend le sytème de guerre électronique obsolète. Inutilisable pour la Suisse et pour l’Ukraine !
— Pascal Kümmerling (@PascalKmmerling) March 13, 2023
Un constat partagé sur Twitter par un ancien officier d'artillerie dans l'armée suisse qui a travaillé pendant des années avec les Rapiers.
Das hier relativiert die Empörung:https://t.co/YxnK6fObXI
— Peter Balzli (@PeterBalzli) March 13, 2023
Dans une longue analyse, l'ancien militaire explique que le système avait d'importants problèmes de fiabilité et nécessitait des réparations et une maintenance constantes. Il ajoute que cette technologie datant des années 70 demande une formation pointue, qui prendrait beaucoup plus de temps qu'avec les systèmes modernes. De plus, seule la Suisse serait désormais capable de fournir un entraînement sur les Rapiers.
"La Suisse possède l'ancien Rapier, le modèle Field Standard B. La Grande-Bretagne s'en est débarrassé à la fin des années 90 et est passé au Field Standard C (le dernier modèle, qui sera finalement démantelé par l'armée britannique en 2021, ndlr). La Suisse était donc le dernier pays occidental à utiliser l'ancien Rapier. Pour une réexportation vers l'Ukraine, il aurait fallu les pièces de rechange que la Suisse possède encore et, surtout, une formation des troupes et des mécaniciens ukrainiens effectuée par des instructeurs suisses, ce qui est impensable du fait de la neutralité. Et sans ces éléments, le système ne vaut malheureusement rien", résume-t-il.
L'ex-officier de l'armée suisse estime d'ailleurs que la raison pour laquelle la Grande-Bretagne n'a pas fait de demandes de rachat provient du fait qu'elle n'était sans doute plus capable "de fournir de formation" sur ces systèmes.
Contacté par la RTS pour réagir à ces éléments, l'Office fédéral de l'armement (Armasuisse) explique ne pas être en mesure de répondre sur les questions de formation.
Il précise toutefois que les systèmes Rapier "ne sont plus en mesure de contrer efficacement les menaces aériennes d'aujourd'hui, notamment en ce qui concerne les missiles de croisière ou les missiles guidés, qui sont bien au-delà de la portée des Rapiers."
Armasuisse confirme par ailleurs que "le système est vieillissant", que "ses coûts de maintenance augmentent" et que la disponibilité des pièces de rechange diminue, à tel point "que des unités devaient être démantelées pour en obtenir".
Quant à savoir si Berne a proposé ces systèmes antiaériens avant d'ordonner leur destruction, l'Office fédéral de l'armement explique tout d'abord que l'information était "publique", car elle avait été diffusée dans le Message de l'armée 2020. Il précise par ailleurs que des contacts techniques ont ensuite eu lieu avec le fabricant britannique."Au mois de septembre 2021, armasuisse a officiellement demandé au fabricant du système Rapier comment le démantèlement devait être géré. A partir de ce moment au plus tard, le fournisseur savait que la Suisse mettait ces systèmes hors service", explique-t-il.
"En avril 2022, le constructeur britannique a encore demandé à armasuisse combien d'unités de tirs et de missiles guidés étaient opérationnelles en Suisse. Il a précisé que cette demande émanait du politique et que de son point de vue 'toutes ventes potentielles' se ferait de gouvernement à gouvernement. Or, aucune demande officielle de la Grande-Bretagne n'est parvenue à la Suisse", conclut-il.
Le choix britannique de ne pas demander à la Suisse ces défenses aériennes peut donc sans doute être expliqué par des raisons techniques, mais la question de la neutralité n'est jamais bien loin. Ainsi, si le conseiller national et président de la Commission de la politique de sécurité de la Chambre basse Mauro Tuena (UDC/ZH) confirme la légalité qu'aurait eu une telle vente, il estime toutefois qu'elle aurait été "difficile" d'un point de vue politique.
Si la guerre se prolonge, Berne pourrait quoi qu'il en soit être amenée à de nouveaux dilemmes similaires, où la question de l'obsolescence des armes ne pourra cette fois plus être invoquée. En effet, l'armée prévoit d'éliminer d'autres types de matériels au cours des prochaines années, dont des véhicules blindés de transport de troupes et des canons d'artilleries fabriqués aux Etats-Unis, qui sont eux déjà utilisés sur le champ de bataille ukrainien.